mardi 2 août 2011

Nicolaï Rimsky-Korsakov - Sheherazade (1888) / 2e partie

Comme dans toutes les symphoniques classiques, deux thèmes « s’affrontent ». Le premier, impérieux, présenté par les vents et les cordes à l’unisson, est empreint de virilité : c’est le thème « masculin » des symphonistes classiques, celui du Sultan dans Shéhérazade. Le second, plus mélodique, presque langoureux et composé d’arabesques sinueuses, au violon solo, est celui de la Sultane. En tant que conteuse, son thème est logiquement exposé au début de chacun des mouvements : cette reprise systématique permet de faire le lien entre les différents tableaux et de créer une unité à l’œuvre. Cette formule est directement empruntée à Berlioz qui avait utilisé le même système dans la Symphonie Fantastique.

Ces deux thèmes circulent à travers toute l’œuvre, contrairement aux lois de la symphonie classique qui oblige le renouvellement du matériau musical.


D’autres thèmes, de personnages secondaires, sont exposés puis ré-exposés au fil de l’œuvre (un thème de trompettes et trombone du Récit de Kalender est ainsi repris dans le 4e mouvement par exemple). Ces airs courts, comme des leitmotivs, apparaissent de manière différenciée en fonction du contexte : le compositeur revendique cet usage non systématique du procédé. Lorsqu’on lui demanda pourquoi il réexposait ces thèmes parfois sans raison évidente, le compositeur répondit qu’il le faisait en fonction de « [s]a fantaisie ».


Ainsi, un même motif peut changer d’attribution selon l’envie du compositeur. « C'est en vain que l'on cherche des leitmotives toujours liés à telles images. Au contraire, dans la plupart des cas, tous ces semblants de leitmotive ne sont que des matériaux purement musicaux du développement symphonique. Ces motifs passent et se répandent à travers toutes les parties de l'œuvre, se faisant suite et s'entrelaçant. Apparaissant à chaque fois sous une lumière différente, dessinant à chaque fois des traits distincts et exprimant des situations nouvelles, ils correspondent chaque fois à des images et des tableaux différents ». Amoureux des couleurs orchestrales primaires, Rimsky-Korsakov procède par petites touches, transmettant les thèmes à différents instruments solistes (violon, trompette, clarinette, hautbois, basson,…) plutôt que créer de grands unissons orchestraux, comme cela se faisait dans l’école allemande ou chez Tchaïkovski.

Aux ressources propres de l'écriture s'ajoute l'emploi d'un orchestre aux sonorités larges et variées : suraigu des flûtes piccolo ; grave des tubas et des contrebasses ; large éventail des cuivres et des bois ; enfin, emploi d'instruments variés de la famille des percussions : triangle, tambourin, tambour, cymbale, grosse caisse.


Une introduction lente et grave en forme d’ « il était une fois » permet au compositeur d’exposer les deux thèmes, que nous avons déjà présentés.

La suite du premier mouvement, en forme sonate, est imprégné par la mer – crescendo et decrescendo successifs des cordes, arpèges, gammes, chromatismes –, en souvenir du voyage de deux ans du compositeur dans la Marine Impériale Russe. Le thème du Sultan, exposé sur un fond agité de vagues, devient le thème principal du mouvement. Au cours d’un très long développement, les thèmes se paraphrasent et s’entrelacent en une trame toujours plus dense ; le destin enchaîne les protagonistes, les uns aux autres.


Succédant à l’exposé du thème de Shéhérazade, le basson présente, dans le deuxième mouvement un thème principal burlesque, d’abord réexposé puis repris en variations par diverses familles instrumentales. Se mêlent à ce thème des fanfares de cuivre, sur des rythmes de marches marqués ; et sans cesse, des improvisations tourbillonnantes des bois, qui soulignent le caractère rhapsodique du mouvement. Notons que les Kalender (ou Calender) étaient des artistes, conteurs aux allures de tziganes, possédant une noblesse et une royauté propre.





Le troisième mouvement, lent, comme dans la plupart des symphonies traditionnelles, présente une scène d’amour, avec deux thèmes plus sereins, une mélodie sobre des cordes, au rythme ternaire berçant ; auquel se colle des crescendo de bois. Dans la partie médiane, le thème se mue en une danse élégante, avec un accompagnement rythmique raffiné avant de retrouver, vers la fin – paraphrasé par Shéhérazade – sa grâce initiale.





Le quatrième mouvement s’ouvre sur un conflit ouvert et violent entre le Sultan et Shéhérazade, qui finit toutefois à distraire son époux avec une fête orientale. Rimsky-Korsakov réutilise dans ce mouvement les thèmes développés ou esquissés dans les mouvements précédents. Le thème principal du premier mouvement resurgit au moment le plus dramatique, le naufrage, évoqué avec réalisme par les chromatismes tonitruants et les roulements de tambours.


L’épilogue réexpose une dernière fois les deux thèmes principaux. Toutefois, le Sultan reprend la parole d’une voix plus douce ; tandis que la mélodie de Shéhérazade s’élève au violon jusqu’à une note finale suraiguë ; et un accord paisible de mi majeur qui conclut la pièce.







Et juste pour rire...





Quelques années plus tard, en 1910, le célèbre Diaghilev réutilisa les premier, second et quatrième mouvements, dans une de ses productions des Ballets Russes parisiens – au cours de la même saison que l’Oiseau de Feu de Stravinsky. La mise en scène « grand spectacle » du chorégraphe, loin de la sobriété que Rimsky-Korsakov avait recommandé, fut certainement responsable de l’immense popularité de l’œuvre en Europe, encore tenace aujourd’hui.