jeudi 4 octobre 2012

Beethoven - Symphonie n°6 "Pastorale" (1810)

La période qui vit naître la Sixième symphonie (1806-1810) fut particulièrement prolifique pour le compositeur : il composa ainsi nombre de ses chefs d’œuvres encore aujourd’hui les plus régulièrement joués (notamment les Quatrième,Cinquième, Sixième et Septième symphonies, la Messe en ut, le Concerto pour piano n°4, le Concerto pour violon, les 3 Quatuors opus 59, ou encore la Sonate pour piano « Appassionnata »).

La Pastorale est un thème littéraire datant de l'Antiquité (nostalgie des citadins pour la nature et, par extension, pour un passé mythique où l'empreinte de l'homme sur la nature était nulle) et évoquant une forme d'harmonie originelle entre l'homme et la nature. La littérature anglo-irlandaise des XVIIe et XVIIIe siècles en particulier en fit grand usage, de même que nombre de compositeurs aussi différents que Bach, Haendel, Vivaldi, Mozart ou le maître de Beethoven, Haydn, dans ses deux Oratorios.

On ne peut parler de la Sixième symphonie « Pastorale » (on lit sur la partie de violon « symphonia pastorella » ou « symphonia caracteristica »), sans mentionner sa jumelle, la Cinquième symphonie. Elles furent tellement liées que les contemporains intervertirent longtemps leurs opus.
Toutes deux esquissées en 1806, elles furent composées au cours de l’année 1808, et dédiées conjointement au prince Lobkowitz et au comte Razumovski, les mécènes de Beethoven. D’ailleurs, les deux œuvres furent présentées simultanément, dans un concert resté dans les mémoires, le 22 décembre 1808.
Si les Cinquième et Sixième symphonies sont indissociables chronologiquement, elles sont pourtant en tout point dissemblables, au niveau structurel et surtout thématique. Si la Cinquième est un modèle de musique « pure », dans laquelle la plupart des caractéristiques de la musique classique est respectée, la Sixième s’éloigne du classicisme, annonçant le romantisme et la musique « à programme ». Ces symphonies présentent deux visages et deux conceptions totalement opposées de la vie du compositeur : à « la lutte forcenée et le triomphe de l’homme face à son destin » de la Cinquième, répond au contraire l’harmonie retrouvée de l’homme face à la nature de la Sixième.

La Sixième symphonie fut un intermède dans l’œuvre de Beethoven : après cinq années consacrées et dédiées à « l’héroïsme » (dont le sommet reste incontestablement la Troisième symphonie, dite d'ailleurs « Héroïque »), le compositeur s’accorda un retour au calme, au sein d’une nature idyllique, où l’homme et la nature communieraient de nouveau. On est loin, comme le précisa Berlioz dans son étude critique de l’œuvre de Beethoven, de la nature âpre de Rousseau et des poètes français du siècle des lumières.
Pourtant, cette nature idéalisée par Beethoven n’est qu’imaginaire : les biographes s’accordent à dire que le compositeur ne quitta jamais son appartement viennois. D’ailleurs, le sous-titre de la symphonie (« souvenir de la vie champêtre ») permet de confirmer ce détail. Pourtant, comme chez Proust, cette sensation d’harmonie face à la nature était d’autant plus vive, qu’elle était ranimée par la mémoire, et structurée par l’intelligence, la technique et le génie du compositeur. D’ailleurs, celui-ci insista sur ce point sur plusieurs esquisses de son œuvre : ce qui importait selon lui, c’était avant tout « l’expression d’un sentiment qu’une peinture ». « C’est à l’auditeur de découvrir les situations lui-même […]. Quand elle est poussée trop loin, la peinture musicale perd de sa valeur, […] quinconque possède une idée de la vie à la campagne imaginera les intentions du compositeur sans l’aide de titre ou d’indications préliminaires ». Dans une lettre au poète Gerhard, datée de 1817, le compositeur ajoutait que « la description d’une image appartient à la peinture ; le poète aussi peut s’estimer heureux d’en être capable, son domaine n’est pas aussi restreint que le mien à cet égard ; mais en revanche, le mien s’étend plus loin en d’autres contrées, et on ne peut aussi facilement parvenir à notre empire ».
Amoureux de la nature dans laquelle il avait grandi, cet homme solitaire, misanthrope, myope, et bientôt sourd, semblait se retrouver enfin en accord avec lui-même dans « l’abondance et l’enchantement de la nature » : « que je suis content dès que je peux errer dans les taillis, dans les forêts, parmi les arbres, les herbes et les rochers ! Aucun homme ne saurait aimer la campagne autant que moi ! ».

Beethoven désirait avant tout recréer une ambiance, plutôt que peindre distinctement la nature. Pour ce faire, il eut recours à de nombreux éléments classiques d’harmonie, mais introduisit également de nombreux éléments novateurs repris plus tard par nombre de compositeurs romantiques. C’est ce que nous allons étudier plus précisément.

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Manuscrit de la Sixième symphonie

L’œuvre découpée en 5 mouvements (ce qui l’éloigne du point de vue formel de la tradition classique de la symphonie en 4 mouvements), dont les trois derniers sont enchaînés, évoque le rythme des saisons . L’écriture est fine et déliée, en demi-teinte, dans laquelle les oppositions de nuances prédominent. L’orchestration est restreinte – formation de chambre avec bois et cuivres par 2 -, le compositeur recherchant avant tout l’équilibre sonore. La prédominance des cordes est contrebalancée par un traitement des bois en solistes. La présence des longs thèmes mélodiques est frappante, au regard de la Cinquième symphonie, qui se basait presque entièrement sur un rythme : ainsi le matériau harmonique de Beethoven est beaucoup plus important que dans la plupart de ses œuvres contemporaines. Chacun des titres de l’œuvre est tirée du Portrait Musical de la nature d’un compositeur souabe, J. H. Knecht, qui avait fortement inspiré Beethoven.

1e mouvement : « Eveil d’impressions joyeuses en arrivant à la campagne » :
Le compositeur respecte la forme sonate bithématique, héritée du classicisme. Le mouvement s’ouvre sur un thème mélodique paisible, élégiaque. La cellule rythmique initiale va être réexploitée tout au long de ce mouvement, symbole de la nature immuable. L’allégresse qui se dégage de ce mouvement présente les prémices d’une nature qui se réveille, au printemps.



2e mouvement : « Scène au bord du ruisseau » :
Le compositeur imagine une promenade méditative le long d’un cours d’eau, et le présente dans le long mouvement ondoyant et régulier des cordes. Les bois, utilisés en solistes sont autant d’animaux rencontrés au hasard de cette promenade (animaux qu’on retrouvera régulièrement dans les troisième et quatrième mouvements) : la flûte est un rossignol, le hautbois une caille, la clarinette un coucou, les bassons des chouettes. Cette langueur générale n’est pas sans rappeler les longues journées et les nuits estivales. Notons que ce mouvement fut décrié par les critiques, qui reprochaient à Beethoven d’avoir cédé à la facilité et d’abuser des effets stylistiques.

3e mouvement : « Réunion joyeuse des paysans » :
Le scherzo qui suit, préféré au menuet classique, est une gigantesque danse, introduite par les violons, sur un rythme de valse, repris ensuite par l’orchestre. Le jeu des cuivres n’est pas sans rappeler les symphonies de J. Haydn. Apparaît subitement un trio à deux temps (composé dès 1803), aux inflexions plus marquées, très festif et tiré d’une musique populaire.

4e mouvement : « Orage et tempête » :
Comme souvent à la fin de l’été, et pendant l’automne, un violent orage explose, mettant soudainement fin aux réjouissances. La pluie arrive (violons 2), l’orage gronde (violoncelles) et la nature se déchaîne enfin : c’est l’hiver. Le compositeur joue sur les rythmes, les intensités sonores (irrégularité des explosions des éclairs) et les caractéristiques instrumentales pour présenter la nature en furie (les cuivres, soutenus par la timbale pour la violence, la petite flûte stridente, comme élément d’effroi, les longs mouvements ascendants et descendants des violons, pour le vent et la grêle). La fin du mouvement est comme un retour au calme, avec le chant du hautbois soutenu par les premiers violons ; accompagnés par un banc de cordes apaisées qui soutiennent cet apaisement. Dans ce mouvement on retrouve l’autre facette du compositeur, effrayé par un Dieu de colère : ainsi, sur l’esquisse de son manuscrit, à la fin du mouvement, il le remercie de s’être retiré (« Mon Dieu, nous te remercions », écrit-il).

5e mouvement : « Chant des pâtres, sentiments de contentement et de reconnaissance après l’orage » :
La nature s’apaise et les animaux refont leur apparition (les oiseaux personnifiés une nouvelle fois par les bois solistes) : le printemps est enfin de retour. Le premier thème est réexposé à tour de rôle par chaque pupitre, suivi d’une longue variation joyeuse de l’orchestre (longs mouvements ondulants des cordes).

Composée à l’aube du XIXe siècle, cette œuvre atypique dans le catalogue du compositeur, porte à la fois les marques de l’héritage classique du compositeur ; mais anticipe également d’une certaine manière les aspirations romantiques, annonçant la musique « à programme », chère à la plupart des compositeurs de Berlioz à Strauss. Preuve de sa modernité, Walt Disney réutilisa une partie de l’œuvre pour la musique du célèbre Fantasia en 1940, comme il l'avait fait avec la Symphonie fantastique de Berlioz et L'apprenti sorcier de Dukas que nous avons déjà présenté. (repris ensuite dans Fantasia 2000).


Fantasia - Symphonie n°6 "Pastorale" (Partie 1) par disney-world81

Pour la version de référence, et au risque de me faire des ennemis parmi les puristes, je conseillerais celle d'H. van Karajan avec le Philharmonique de Berlin (existe d'ailleurs chez DG en version très très économique).



Ensuite, trois grandes versions avec le Philharmonique de Vienne : C. Kleiber (DG), K. Böhm (DG) et B. Walter (Naxos Historical) ; et le grand C. Abbado, avec le Philharmonique de Berlin (DG).

lundi 27 février 2012

Paul Dukas - L'Apprenti Sorcier (1897)

Au XIXe siècle, nombre de compositeurs s’essayèrent à la composition de poèmes symphoniques à partir d’un argument littéraire. Depuis Liszt (Eine Faust-Symphonie) et Saint-Saëns (le Rouet d’Omphale ou Phaéton), cette forme musicale consistant à dramatiser et mettre en musique une histoire ou une légende sous la forme d’une pièce orchestrale, connut un développement fulgurant. On peut citer parmi les résultats les plus aboutis et les plus célèbres Rimsky-Korsakov (Schéhérazade), Franck (Le Chasseur maudit, Psyché), Sibelius (Finlandia), Smetana (Ma Patrie), R. Strauss (Till l’espièle, Ainsi parlait Zarathoustra), ou Stravinsky (le Chant du Rossignol). Walt Disney, qui réalisa Fantasia en 1940 (film indissociable de la musique de Dukas dans l’inconscient collectif) ne fit que reprendre cette idée pour mettre… la musique en images !

L’Apprenti Sorcier est tiré d’une ballade de quatorze strophes intitulée Zauberlehrling, écrit par Johann-Wolfgang Goethe en 1797. Notons que cette ballade avait elle-même pour origine une histoire de l’écrivain grec de l’Antiquité Samosate, Les Amis du mensonge ou l'incrédule. Voulant imiter son maître magicien, l’un de ses aides – quelque peu fainéant – prononce une formule magique pour transformer son balai en serviteur docile et lui ordonne de remplir un bassin d’eau pour faire le ménage à sa place. Malheureusement, l’enchantement lui échappe et le balai ne cesse de lui apporter des seaux d’eau, tant est si bien que la maison finit par être inondée. L’apprenti sorcier se saisit alors d’une hache et fend le balai en deux. Mais, après quelques secondes de répit, les débris du balai s’ébranlent et remplissent à leur tour inlassablement le récipient. Le retour providentiel et inespéré du magicien permet de ramener le calme et de renvoyer le balai à sa tâche première.
L’œuvre fut créée tout juste un siècle après son pendant littéraire, à Paris le 18 mai 1897. Dukas dirigea lui-même l’Orchestre de la Société Nationale de Musique. L’enthousiasme du public fut tel que le jeune compositeur de L’Apprenti sorcier, alors âgé de 32 ans, devint célèbre en une seule soirée. Malgré tout, il eut du mal à concrétiser les espoirs que ses contemporains fondèrent en lui : très sévère envers lui-même, il préférait détruire une partition plutôt que de présenter un résultat dont il n’était pas satisfait. Aussi, seules 20% de ses œuvres nous sont parvenues et moins de 10% furent jouées du vivant du compositeur.

L'Apprenti sorcier est une pièce courte (une dizaine de minutes) mais écrit pour grand orchestre symphonique : des bois par deux, auxquels s’adjoignent un piccolo, une clarinette basse et un contrebasson, un pupitre de cuivres fourni (deux trompettes, deux cornets à pistons en renfort, quatre cors et trois trombones), de nombreuses percussions (trois timbales, grosse caisse, glockenspiel, cymbales et triangle), une harpe et les cordes.

Dans l’introduction lente et mystérieuse, le contrebasson puis tout l’orchestre exposent, sur un fond de cordes, tour à tour le thème de l’apprenti, et celui de l’incantation magique. Ce court préambule se clôt par un accord sec et un brusque silence. Le second thème, plus droit notamment dans les accords rythmiques aux cuivres en ternaire et en fa mineur, suggère l'ordre et le savoir du maître. Le troisième thème, plus rapide et aux rythmes plus marqués, suggère le mouvement du balai.
Le développement fugué de cet épisode occupe la place la plus importante de l’œuvre : les trompettes sonnent, le basson (le balai) s’anime de plus en plus vivement dans un rythme lancinant. Dans le même temps, la réapparition du thème de l’apprenti, en do mineur, vient traduire la joie assez désinvolte de l’adolescent, satisfait de sa réussite. Les trois thèmes s’entremêlent, nous permettant de « voir » les allées et venues du balai, tout comme le bouillonnement de l’eau. L’orchestre tout entier commente l’action et traduit, dans le thème virevoltant des violons, la panique du héros incapable d’arrêter la marche infernale du balai.
Après un brusque silence, symbolisant le coup sec de la hache, Dukas réexpose le thème principal. Et, à l’instant où les deux morceaux du balai fendu se relèvent, la fugue simple se transforme en double fugue. Les thèmes doublés se croisent, se poursuivent et se chevauchent une nouvelle fois dans un tumulte délirant, qui nous emporte dans un tourbillon sonore enivrant. « Les développements se compliquent de plus en plus, et l’agitation grandit jusqu’à la folie, jusqu’au vertige, sans que jamais ce tumulte ait rien de confus ou d’obscur » dit Lalo dans Le Temps.
Le maître, dont la voix dominatrice s’entend aux cuivres fortissimo, rentre soudain et rétablit l’ordre en un tour de main. Le mouvement lent de l’introduction réapparait et laisse place à la réexposition finale des différents thèmes. Les quatre dernières notes, claquantes font penser à une gifle punissant l'imprudent.
L’orchestration est subtile, colorée, précise, solide et massive, les instruments très expressifs, pour un rendu profondément réaliste. De même, la forme épurée de la forme sonate classique utilisée par le compositeur (introduction, développement, drame, reprise, final) ainsi que la précision et les métamorphoses des lignes mélodiques permettent de suivre aisément le fil de la narration. Ne conservant de son sous-titre Scherzo Symphonique que l’esprit, il échafaude dans cette pièce un tableau solidement équilibré.

La plus belle interprétation à mon sens, par l'immense et oublié Ferenc Fricsay :


Et pour le plaisir :