mardi 2 août 2011

Nicolaï Rimsky-Korsakov - Sheherazade (1888) / 2e partie

Comme dans toutes les symphoniques classiques, deux thèmes « s’affrontent ». Le premier, impérieux, présenté par les vents et les cordes à l’unisson, est empreint de virilité : c’est le thème « masculin » des symphonistes classiques, celui du Sultan dans Shéhérazade. Le second, plus mélodique, presque langoureux et composé d’arabesques sinueuses, au violon solo, est celui de la Sultane. En tant que conteuse, son thème est logiquement exposé au début de chacun des mouvements : cette reprise systématique permet de faire le lien entre les différents tableaux et de créer une unité à l’œuvre. Cette formule est directement empruntée à Berlioz qui avait utilisé le même système dans la Symphonie Fantastique.

Ces deux thèmes circulent à travers toute l’œuvre, contrairement aux lois de la symphonie classique qui oblige le renouvellement du matériau musical.


D’autres thèmes, de personnages secondaires, sont exposés puis ré-exposés au fil de l’œuvre (un thème de trompettes et trombone du Récit de Kalender est ainsi repris dans le 4e mouvement par exemple). Ces airs courts, comme des leitmotivs, apparaissent de manière différenciée en fonction du contexte : le compositeur revendique cet usage non systématique du procédé. Lorsqu’on lui demanda pourquoi il réexposait ces thèmes parfois sans raison évidente, le compositeur répondit qu’il le faisait en fonction de « [s]a fantaisie ».


Ainsi, un même motif peut changer d’attribution selon l’envie du compositeur. « C'est en vain que l'on cherche des leitmotives toujours liés à telles images. Au contraire, dans la plupart des cas, tous ces semblants de leitmotive ne sont que des matériaux purement musicaux du développement symphonique. Ces motifs passent et se répandent à travers toutes les parties de l'œuvre, se faisant suite et s'entrelaçant. Apparaissant à chaque fois sous une lumière différente, dessinant à chaque fois des traits distincts et exprimant des situations nouvelles, ils correspondent chaque fois à des images et des tableaux différents ». Amoureux des couleurs orchestrales primaires, Rimsky-Korsakov procède par petites touches, transmettant les thèmes à différents instruments solistes (violon, trompette, clarinette, hautbois, basson,…) plutôt que créer de grands unissons orchestraux, comme cela se faisait dans l’école allemande ou chez Tchaïkovski.

Aux ressources propres de l'écriture s'ajoute l'emploi d'un orchestre aux sonorités larges et variées : suraigu des flûtes piccolo ; grave des tubas et des contrebasses ; large éventail des cuivres et des bois ; enfin, emploi d'instruments variés de la famille des percussions : triangle, tambourin, tambour, cymbale, grosse caisse.


Une introduction lente et grave en forme d’ « il était une fois » permet au compositeur d’exposer les deux thèmes, que nous avons déjà présentés.

La suite du premier mouvement, en forme sonate, est imprégné par la mer – crescendo et decrescendo successifs des cordes, arpèges, gammes, chromatismes –, en souvenir du voyage de deux ans du compositeur dans la Marine Impériale Russe. Le thème du Sultan, exposé sur un fond agité de vagues, devient le thème principal du mouvement. Au cours d’un très long développement, les thèmes se paraphrasent et s’entrelacent en une trame toujours plus dense ; le destin enchaîne les protagonistes, les uns aux autres.


Succédant à l’exposé du thème de Shéhérazade, le basson présente, dans le deuxième mouvement un thème principal burlesque, d’abord réexposé puis repris en variations par diverses familles instrumentales. Se mêlent à ce thème des fanfares de cuivre, sur des rythmes de marches marqués ; et sans cesse, des improvisations tourbillonnantes des bois, qui soulignent le caractère rhapsodique du mouvement. Notons que les Kalender (ou Calender) étaient des artistes, conteurs aux allures de tziganes, possédant une noblesse et une royauté propre.





Le troisième mouvement, lent, comme dans la plupart des symphonies traditionnelles, présente une scène d’amour, avec deux thèmes plus sereins, une mélodie sobre des cordes, au rythme ternaire berçant ; auquel se colle des crescendo de bois. Dans la partie médiane, le thème se mue en une danse élégante, avec un accompagnement rythmique raffiné avant de retrouver, vers la fin – paraphrasé par Shéhérazade – sa grâce initiale.





Le quatrième mouvement s’ouvre sur un conflit ouvert et violent entre le Sultan et Shéhérazade, qui finit toutefois à distraire son époux avec une fête orientale. Rimsky-Korsakov réutilise dans ce mouvement les thèmes développés ou esquissés dans les mouvements précédents. Le thème principal du premier mouvement resurgit au moment le plus dramatique, le naufrage, évoqué avec réalisme par les chromatismes tonitruants et les roulements de tambours.


L’épilogue réexpose une dernière fois les deux thèmes principaux. Toutefois, le Sultan reprend la parole d’une voix plus douce ; tandis que la mélodie de Shéhérazade s’élève au violon jusqu’à une note finale suraiguë ; et un accord paisible de mi majeur qui conclut la pièce.







Et juste pour rire...





Quelques années plus tard, en 1910, le célèbre Diaghilev réutilisa les premier, second et quatrième mouvements, dans une de ses productions des Ballets Russes parisiens – au cours de la même saison que l’Oiseau de Feu de Stravinsky. La mise en scène « grand spectacle » du chorégraphe, loin de la sobriété que Rimsky-Korsakov avait recommandé, fut certainement responsable de l’immense popularité de l’œuvre en Europe, encore tenace aujourd’hui.

samedi 30 juillet 2011

Nicolaï Rimsky-Korsakov - Sheherazade (1888) / 1ere partie

La musique dans l’Empire russe du milieu du XIXe siècle vit s’affronter deux courants esthétiques. D’un côté, les artistes « officiels », conformistes mais raffinés, héritiers des grands courants d’Europe occidentale et centrale. Tous ces compositeurs, à l’image de ses chefs de file, les frères Antoine et Nicolas Rubinstein, puis plus tard Tchaïkovski, avaient fait leurs études en Allemagne, et ne cessaient de se référer à Beethoven et Brahms. De l’autre, un groupe éclectique de cinq amis compositeurs (qu’on surnommera – quelle imagination – « groupe des cinq ») qui s’était formé autour de César Cui, de Balakirev, de Borodine, de Moussorgsky et de Rimsky-Korsakov. Ces compositeurs s’employèrent à rechercher et à réutiliser dans leur musique le folklore russe, dans le but de faire émerger un art populaire et original, typiquement russe, en rupture avec la musique occidentale. L’expansion de l’Empire russe vers l’est et le sud, à l’intérieur du monde islamique servit également de matériau artistique à ces compositeurs. Ainsi, Rimsky-Korsakov était fasciné par les charmes de cet orient enchanté, peuplé de rêves, de couleurs, de chaleur, d’aventures exotiques et de sensualité ardente, qu’il voyait comme un Eden lointain et idéal. Ce Shéhérazade, composé en 1888, s’inscrit dans cette attirance irrésistible de l’Orient.



Il est important de comprendre que, contrairement à ce qu’on imagine généralement, les réunions du groupe étaient plus l’occasion d’établir un débat d’idées – et de boire jusqu’au bout de la nuit, plutôt qu’à définir une réelle ligne artistique homogène : chacun pouvait ensuite reprendre à son compte l’un des axes définis, et était libre de développer à sa manière ses propres théories. Rimsky-Korsakov, aristocrate de naissance – qui avait décidé d’abandonner du jour au lendemain une brillante carrière d’officier de la marine pour étudier puis enseigner la musique, était musicalement beaucoup plus conformiste que ses congénères : il réutilisait par exemple bien souvent les formes classiques que les autres rejetaient, mais en les détournant.



Tous ces compositeurs bénéficièrent à la fois des théories musicales développées par leur « maître spirituel » Glinka ; et surtout – car c’est toujours le nerf de la guerre – de l’aide financière du mécène Belaïev qui, grâce à la création d’une maison d’édition de musique russe à Leipzig, contribua largement à faire connaître leurs œuvres à travers l’Europe.

Sous-titré « suite symphonique », Shéhérazade est à mi-chemin entre la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz (1830) et le Poème symphonique, composé par Franz Liszt en 1854 ; à la limite entre la « musique à programme » et la « musique absolue ». A l’origine, Rimsky-Korsakov voulait composer une suite possédant le cadre externe d’une symphonie (quatre mouvements, orchestre relativement restreint) mais dont l’ensemble gardait la liberté de la Rhapsodie. Ainsi, il avait projeté d’appeler sobrement les quatres parties de son œuvre : I. Prélude. II. Ballade. III. Adagio. IV. Finale.



Toutefois, après avoir découvert le fameux cycle de contes orientaux Les Mille et Une Nuits d’Arabie, le compositeur décida d’adapter certains de ces récits, et de les mettre en musique. Chacune des quatre parties reprend donc le titre et le récit d’un conte :

I. La mer et le bateau de Sinbad

II. Le récit du Prince Kalender

III. Le jeune Prince et la jeune Princesse

IV. La Fête de Bagdad – La mer – Naufrage sur les Rochers.

Mais plutôt que coller à l’œuvre littéraire, Rimsky-Korsakov s’attacha à n’en réutiliser que l’esprit poétique du récit et « les images des Mille et Unes Nuits ». Il utilisa les titres pour expliciter le choix de certains choix esthétiques, mais préféra ne pas définir de programme trop précis, laissant à l’auditeur à son imagination. Le compositeur insista ainsi à de nombreuses reprises sur le fait qu’il ne cherchait pas à raconter d’histoire en particulier, ni à décrire des détails précis.



La préface de sa partition résume à la fois la trame et l’argument de la pièce : « le Sultan Shariar, convaincu de l’infidélité des femmes, avait juré de mettre à mort chacune de ses épouses au terme d’une seule nuit. La Sultane Shéhérazade sauva cependant sa vie en le divertissant grâce à des histoires qu’elle lui raconta durant mille et une nuits. Vaincu par la curiosité, le Sultan remit de jour en jour l’exécution de sa femme et décida finalement de renoncer à son vœu sanglant. De nombreux prodiges furent ainsi racontés au Sultan. Pour ses histoires, la Sultane emprunta les vers de paroles et les paroles de chansons populaires et construisit de toutes pièces contes et aventures, imbriquant les histoires les unes dans les autres ». Quelques années plus tard, dans son autobiographie (Journal de ma vie musicale), Rimsky-Korsakov revint sur la génèse de l’œuvre : « Le programme qui me guida pour la composition de Shéhérazade consistait en épisodes distincts, sans lien entre eux, et d’images des Mille et Une Nuits. Le lien entre eux consistait en de brèves introductions aux première, deuxième et quatrième parties et en un intermède contenu dans la troisième, destinés au violon solo, et représentant Shéhérazade elle-même racontant ses histoires merveilleuses au terrible sultan. La conclusion de la quatrième partie a la même signification artistique (…). Je pensais composer une suite symphonique en quatre parties, intimement liées par des thèmes et des motifs communs, mais se présentant comme un kaléidoscope d’images fabuleuses de caractère oriental ».






Pour écouter en même temps les oeuvres, trois disques :

K. Kondrachine/Concertgebow Orchestra - Philips (1980), référence absolue

V. Gergiev / Kirov Orchestra - Philips (2002), pour la passion qui s'en dégage

Sir T. Beecham / Royal Philarmonic Orchestra - EMI (1974), pour la poésie et la douceur

mardi 19 juillet 2011

Maurice Ravel - La Valse (1919-1920) / 2e partie


Ecrit pour grand orchestre de chambre (bois par trois), la Valse est fait de deux grands crescendos.

L’introduction est sourde et mystérieuse, pianissimo, avec des trémolos et des pizzicati des contrebasses. Les bassons révèlent des bribes du premier thème, prolongé par des trémolos des violons.

Un glissando de harpe introduit ce premier thème, élégant et gracieux, exposé par les violons. Le second thème, également très chantant, est exposé par les hautbois, puis repris par les violons. L’accompagnement, composé en gammes chromatiques ascendantes et descendantes, et de trilles rapides, permet d’éclairer et d’enrichir les thèmes principaux. On perçoit aisément les influences viennoises dans la composition. Cependant, Ravel semble s’amuser de la tradition en exagérant régulièrement la traditionnelle suspension entre le deuxième et le troisième temps de la mesure.

L’ensemble se mêle, gonfle jusqu’à exploser. Les cuivres et les percussions font deux appels retentissants sur un rythme quasi-militaire de deux doubles- croche. Les cordes enchaînent sur une série de bariolages complexes, tandis que l’accompagnement reprend le rythme classique de la valse viennoise (silence-noir-noir).

La transition avec la seconde partie est particulièrement originale : Ravel énonce le thème dans l’extrême aigu au piccolo, le fait redescendre, passe le relais aux bois, puis aux violons, puis aux violoncelles… et fait ainsi en sorte que l’orchestre tombe vers le grave et le silence.

Cette seconde partie reprend globalement les mêmes procédés d’orchestration, par épisodes. Cependant, ce deuxième crescendo est plus court et surtout beaucoup plus véhément, ramassant les thèmes et les rythmes multiformes pour les briser les uns contre les autres. En effet, après un court moment d’apaisement, tout s’accélère: les différents épisodes, les différents thèmes sont repris par l’orchestre, de plus en plus rapidement. Une certaine confusion s’installe, au fur et à mesure que l’harmonie disparaît. Les violons enchaînent des rythmes saccadés, en même temps qu’on entend en accompagnement de gigantesques montées chromatiques (des contrebasses aux trompettes !).

Juste après le climax, Ravel ralentit subitement, comme pour reprendre son souffle et jouer avec les nerfs de ses auditeurs.

Le rythme obsessionnel revient très vite, accompagné par une montée psychotique des cuivres. Ravel ne respecte plus réellement les règles de base de la valse : on voit de plus en plus apparaître des séries de quartolets (notamment aux cordes et aux bois). De plus les déplacements des accents toniques du troisième vers le deuxième temps (amplifiés par des appuis marqués), l’auditeur perd le rythme même de valse.

On entre alors dans un tourbillon sauvage de notes et de rythmes d’une violence inouïe. Certains y ont vu une influence du Sacre du Printemps de son ami Stravinsky. La Valse s’achève subitement sur une série de cinq notes – qui sonnent comme cinq coups – rapides, par tout l’orchestre.

samedi 16 juillet 2011

Maurice Ravel - La Valse (1919-1920) / 1e partie

Ravel fut, sa vie durant, un amateur éclairé et un amoureux de la danse. Une grande partie de son répertoire fait ainsi référence à des danses du monde entier : espagnoles (boléro, habanera, jota, malaguena), slaves (mazurka, czerdas), ou anciennes (menuet, passacaille, pavane, rigaudon, forlane). Il éprouvait cependant pour la valse « une sympathie intense et toute particulière pour (ses) rythmes admirables, et pour la joie de vivre qui s'y exprime ». On retrouve d'ailleurs ce type de danse dans L'Heure Espagnole, Ma Mère L'Oye, L'Enfant et les Sortilèges ou dans les Valses Nobles et Sentimentales.


En 1906, Ravel, alors âgé de 30 ans, avait envisagé de composer un poème symphonique pour le ballet, avec « une apothéose de la valse. L'idée lui était venue d'une conversation avec le chorégraphe Diaghilev (resté célèbre pour avoir apporté les ballets russes à Paris). Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient pris l'habitude de nommer leur projet « Wien » en hommage au compositeur viennois Johann Strauss.


La Première Guerre Mondiale l'obligea à remettre ses projets. Ravel connut, à la fin de la guerre, une longue période de dépression, renforcée par la mort de sa mère, qu'il chérissait. Pendant plus d’un an, il cessa totalement de composer. Malgré tout, avec la mort de Debussy en 1918, Ravel était devenu l'un des compositeurs majeurs de l'Ecole française moderne. La Valse allait confirmer ce statut.


A la fin de l'année 1919, Ravel décida de se retirer chez des amis en Ardèche. Il composa avec un rare acharnement La Valse, comme un exutoire, et l'acheva en moins de cinq mois.


L'argument de La Valse tient en peu de mots, qu'on peut lire en tête de la partition : « des nuées tourbillonnantes laissent entrevoir par éclaircies des couples de valseurs. Elles se dissipent peu à peu : on distingue une immense salle peuplée d'une foule tournoyante. La salle s'éclaire progressivement. La lumière des lustres éclate au fortissimo. Une cour impériale vers 1855. ». Il concevait son oeuvre comme « une métaphore de la grandeur, de la décadence puis de la destruction de la civilisation » : à l'image romantique et fastueuse de la cour viennoise du XIXe siècle, illustrée par les Valses de Strauss, succédait l'image d'un monde décadent, menacé par la ruine et la guerre. A un journaliste hollandais, il expliqua qu’il voyait sa Valse comme « une extase dansante, tournoyante, presque hallucinante, un tourbillon de plus en plus passionné et épuisant de danseuses qui se laissent déborder les emporter uniquement par la valse ».


Ravel avait décidé dès 1906 de dédier sa Valse à son amie Misia Sert. C'est dans l'appartement de cette dernière que le compositeur interpréta pour la première fois en avril 1920, une version transcrite pour deux pianos. Il joua en compagnie de Marcelle Meyer, et en présence de Stravinsky, Poulenc et Diaghilev. Poulenc reporta des années plus tard la réaction du chorégraphe : « C'est un chef-d'oeuvre, mais ce n'est pas un ballet. C'est de la peinture de ballet ! (…) » (Moi et mes amis, 1963). Ravel, furieux du refus de Diaghilev de représenter La Valse aux ballets russes, décida de couper tout lien avec lui. Il ne pardonna pas non plus à Stravinsky, son vieil ami, son silence face aux propos de son compatriote.


Le 12 décembre 1920, Camille Chevillard et l'Orchestre des Concerts Lamoureux exécutèrent la première version concert (sans ballet donc), tandis que Bronislava Nijinska et la troupe d'Ida Rubinstein créèrent la version chorégraphique le 23 mai 1929.


A l'image de Diaghilev, les critiques français furent partagés : alors que Capdevielle écrivit que « La Valse est une sorte de névrose exaspérée (…) », un autre critique, Lindenlaub, soutint au contraire que « La Valse envoûte et créé un (...) vertige, des angoisses, des détresses. Cette frénésie montante et lugubre, la lutte entre ce Johann Strauss qui ne veut pas mourir et cette course à la ruine qui prend une allure de danse macabre. Ravel a retrouvé les valses d'antan au milieu des ruines, du vide du temps présent ».


Il fallut attendre dix ans avant que l'oeuvre ne rentre dans le répertoire des orchestres symphoniques français. Au contraire, elle connut immédiatement un succès immense à l'étranger, notamment aux Etats-Unis et en Angleterre. De même à Vienne, le concert donné en 1921 et dirigé par Ravel lui-même fut un triomphe. Schönberg y félicita chaleureusement son homologue. L’œuvre reste aujourd’hui la plus jouée du compositeur basque, avec bien entendu le Boléro.

mardi 12 juillet 2011

Hector Berlioz - Symphonie Fantastique (1830)


En 1827, Berlioz assista à Paris (bien qu'il ne comprît pas un mot d'anglais), à une représentation du Hamlet de Shakespeare et tomba désespérément amoureux de la jeune actrice irlandaise Harriet Smithson. Échouant à la séduire par ses lettres, il conçut le projet de la conquérir par sa musique.

C’est ainsi qu’en 1830, il composa un Épisode de la vie d’un artiste, sous-titré symphonie fantastique en cinq parties (titre inspiré par les Contes Fantastiques de E.T.A Hoffmann). Il décrivit son œuvre comme « une immense composition d’un genre nouveau au moyen de laquelle je tâcherai d’impressionner fortement l’auditoire ». Il expliqua dans ses Mémoires que, « immédiatement après ma composition sur Faust [les Huit scènes sur la vie de Faust], et toujours sous l’influence du poème de Gœthe, j’écrivis ma Symphonie fantastique avec beaucoup de peine pour certaines parties, avec une facilité incroyable pour d’autres. […] J’ai néanmoins beaucoup retouché ces deux morceaux et tous les autres du même ouvrage pendant plusieurs années. »

Achevée le 16 avril 1830, l’œuvre fut créée le 5 décembre 1830 au Conservatoire de Paris, sous la direction de François-Antoine Habeneck, et devant tous les gens du monde (qu’on surnommait « la Jeune France »). Alors que la date avait été choisie en son honneur, Harriet Smithson n'assista pas à cette Première.

On a du mal aujourd’hui à mesurer la révolution que constitua cette œuvre comme le choc que ressentit le public. On peut en juger en lisant le récit du spectacle que Berlioz fit à son père : « Succès extraordinaire. La Symphonie Fantastique a été accueillie avec des cris et des trépignements. C’était une fureur ! Liszt, le célèbre pianiste, m’a pour ainsi dire emmené de force dîner chez lui en m’accablant de tout ce que l’enthousiasme a de plus énergique. ». On raconte que Liszt, « se fit remarquer de tout l’auditoire par ses applaudissements et ses enthousiastes acclamations ». Fétis, critique à la fameuse Revue Musicale écrivit le lendemain : « ce jeune musicien, poussé par son instinct vers une route […] a réalisé une composition fort extraordinaire. Le génie des effets neufs s’y manifeste de la manière la plus évidente et annonce une imagination vaste. Enfin, on y trouve une physionomie individuelle prononcée, en dehors des formes ordinaires de l’art ». Il est évident que l’esprit de liberté qui a inauguré la monarchie de Juillet a favorisé l’éclosion de la Symphonie Fantastique, comme de la bataille d’Hernani. Il reconnut d’ailleurs qu’il « parviendrait dix fois plus tôt que sans cette révolution, faite exprès pour les arts ».

Deux ans plus tard, le Conservatoire organisa un second concert au cours duquel l’orchestre joua la Symphonie fantastique et Lélio. Le public comprenait, en plus de l’ensemble de la génération de jeunes artistes romantiques Harriet Smithson et Heinrich Heine. Ce dernier raconta que « Berlioz, à la chevelure ébouriffée, jouait les timbales tout en regardant l'actrice d'un visage obsédé et chaque fois que leurs yeux se rencontraient, il frappait encore d'une plus grande vigueur ». Pour l’anecdote, notons que Berlioz réussit finalement, grâce à son œuvre, à séduire puis à épouser la jeune actrice et qu’ils eurent une relation tumultueuse avant de divorcer quelques années plus tard.

Le compositeur remania son œuvre à plusieurs reprises, une première fois lors de son voyage en Italie, en 1831 et une seconde en 1845, pour la première édition. L’œuvre originelle de 1830, très différente de celle connue aujourd’hui, est impossible à reconstituer.

Chef-d’œuvre révolutionnaire, sa composition marque une étape décisive dans la carrière du compositeur : elle est à la fois l’aboutissement de ses années d’apprentissage et le point de départ de l’œuvre symphonique de sa maturité. Si on perçoit indéniablement l’influence de la Neuvième symphonie de Beethoven quasi-contemporaine (publiée sept ans auparavant), le style et l’originalité de Berlioz s’expriment largement dans cette pièce.

Le traitement expressif de l'orchestre est sans précédent. La musique relève alternativement la beauté (au début), l'élé-gance (de la scène de bal), le pastoral (les champs), les ténèbres (l'échafaud), le démoniaque (le sabbat). C’est une révolution dans l'art de l'orchestration : lorsque les anciens recherchaient une musique claire, Berlioz ordonnait à l'orchestre de murmurer, de chanter, de crier voire de hurler. L’écriture, le choix, l’utilisation originale des instruments et l'audace des effets (comme l'ambitus des nuances, des intensités et des timbres, la place donnée à la mise en espace, les élaborations rythmiques et les entrées disparates) font du jeune Berlioz – il n'avait que 27 ans – l’un des maîtres de l'orchestration.
Berlioz, dans un souci de compréhension, publia un « programme » présentant l’argument de l’œuvre. Il le fit éditer dans le Figaro, et le distribua au public le soir de la Première.
« Un jeune musicien d’une sensibilité maladive et d’une imagination ardente s’est empoisonné avec de l’opium dans un accès de désespoir amoureux. La dose de narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un lourd sommeil peuplé de cauchemars et des plus étranges visions, pendant lequel ses sensations, ses sentiments, ses souvenirs se traduisent dans son cerveau malade en pensées et en images musicales. La femme aimée est devenue pour lui une mélodie et comme une idée fixe qu’il retrouve et qu’il entend partout ».

Première Partie : Rêveries – Passions (do mineur – do majeur)
« Il se rappelle d’abord ce malaise de l’âme, ce vague des passions, ces mélancolies, ces joies sans sujet qu’il éprouva avant d’avoir vu celle qu’il aime ; puis l’amour volcanique qu’elle lui inspira subitement, ses délirantes angoisses, ses jalouses fureurs, ses retours de tendresse, consolations religieuse ».
Allegro de sonate « classique », Berlioz n’utilise que les bois par deux, auxquels il faut ajouter huit cuivres, les deux timbales et les cordes.
Un climat introductif situe l’atmosphère de rêverie. Le thème du largo, surnommé « le coup de foudre » et chanté par les violons, reprend note pour note une mélodie ancienne : la romance d’Estelle écrite douze ans plus tôt, sur des vers de Florian. Le caractère vocal apparaît largement dans ses accents rythmiques.

Ce premier thème s’enchaîne directement sur un allegro figurant les diverses passions et présentant pour la première fois le thème plein de grâce et de douceur de « l’idée fixe », incarnant la bien-aimée. Cette mélodie est tirée de sa cantate Herminie (1828).
Les deux premières mesures sont écrites comme un bondissement vers l’aigu en deux impulsions successives sur les trois degrés d’un accord parfait de do majeur. Le poète, sous l’effet de la drogue, sursaute (note la plus aigue sur le temps faible), puis retombe dans une douloureuse mélancolie (grand mouvement descendant disjoint, renforcé par son apparition sur un temps fort).
Berlioz joue sur ce thème de l’idée fixe, transposé à plusieurs reprises tout au long du développement, jusqu’à la domi-nante tout au long du développement, pour marquer tour à tour la joie et la passion, la rage et la jalousie du poète. Cette économie mélodique met en valeur l’unité de la pièce et porte son argument.
Soulignons l’importance des accords très expressifs qui accompagnent la mélodie : les groupes de deux doubles (la première plus accentuée) marquent le rythme d’un cœur qui bat de plus en plus vite.
La fin du mouvement est marquée par un retour au calme, une série de longs accords étalés, rappelant les chorals, et une cadence plagale.

Deuxième Partie : Un bal (la majeur)
« Il retrouve l’aimée dans un bal au milieu d’une fête brillante »
Ce Lied qui joue le rôle du scherzo symphonique, est composé pour un orchestre réduit : bois par deux (sans les bassons), 4 cors, 2 harpes (instrument que Berlioz chérissait) et les cordes.
Dès l’introduction portée par les deux harpes, le compositeur nous engage dans un monde féérique, au-delà du temps et de l’espace, à mi-chemin entre le rêve et la réalité. La célèbre valse élégante qui apparait alors (forme rondo) contraste avec le caractère exalté du premier mouvement. Composée sur un air et un rythme de valse parisienne, elle donne un caractère de fête à la musique.
Au milieu du tumulte du bal, l’artiste prend conscience de la présence de sa bien-aimée : l’idée fixe apparaît à deux reprises aux clarinettes, sous sa forme intégrale, puis plus brièvement à la fin du mouvement.
Le final grandiose entraîne le poète dans une ronde tourbillonnante qui semble sans fin.

Troisième Partie : Scène aux champs (fa majeur)
« Un soir d’été, se trouvant à la campagne, il entend au loin deux pâtres qui dialoguent un ranz de vaches [air popu-laire de bergers suisses] ; ce duo pastoral, le lieu de la scène, le léger bruissement des arbres doucement agités par le vent, quelques motifs d’espérance qu’il a conçus depuis peu, tout concourt à rendre à son cœur un calme inaccoutumé et à donner à ses idées une couleur plus riante. Il réfléchit sur son isolement ; il espère n’être bientôt plus seul... Mais si elle le trompait… L’un des pâtres reprend sa naïve mélodie, l’autre ne répond plus. Le soleil se couche… À la fin, l’un des pâtres reprend le ranz de vaches l’autre ne répond plus... Bruit éloigné de tonnerre... Solitude... Silence... »
La Scène au Champs est le cœur de la symphonie (la place normale du mouvement lent) et aussi le tournant du dra-me : du monde réel, imaginé dans les trois premiers mouvements, on s’achemine vers le monde du cauchemar dans les deux derniers. « La scène aux champs, qui impressionne toujours si vivement le public et moi-même, me fatigua pen-dant plus de trois semaines ; je l’abandonnai et le repris deux ou trois fois », dit-il dans ses Mémoires.
L’orchestration s'élargit : les bois sont toujours par deux, mais avec 4 bassons, 4 cors, 4 timbales, et les cordes. À noter qu’on trouve dans ce mouvement le premier solo de cor anglais de l’histoire de la musique symphonique.
Le « ranz des vaches » des pâtres qu’on entend au début et à la fin du mouvement est tiré du Gratias de la Messe So-lennelle (1824). Cette mélodie en fa majeur fait l’objet de nombreuses variations. La douceur idyllique du duo champê-tre des deux bergers (cor anglais et hautbois) accompagne le poète, dans son rêve, qui répond presque en secret :
Le mouvement est un hommage évident à la Symphonie n°6 « Pastorale » de Beethoven. Rappelons que c’est la dé-couverte de ce dernier qui, en 1828, orienta Berlioz de manière décisive vers la musique symphonique. Outre la même tonalité lumineuse de fa majeur, les échos de cette symphonie sont identifiables, en particulier la discrète allusion au chant des oiseaux du second mouvement de la Pastorale. Cependant, à l’hymne à la nature de la Pastorale s’oppose le sentiment d’isolement qui baigne la Scène aux champs.
L’idée fixe, à laquelle les flûtes et les hautbois font déjà une brève allusion au début du mouvement, réapparaît à la clarinette au milieu de l’orage (roulement de timbale, large ondulation des basses et accords des cuivres), puis une troisième fois dans un ton plus apaisé. Ainsi, même dans le calme de la campagne, le poète ne peut s’empêcher de penser à sa bien-aimée : il suffit que la mélodie aimée lui passe par l’esprit pour que le désordre de la passion vienne troubler le calme de la nature.
Les lointains grondements de tonnerre intensifient de sombres pressentiments et annoncent l’assassinat de celle-ci à la fin du mouvement.

Quatrième Partie : Marche au supplice (sol mineur – si b majeur)
« Ayant acquis la certitude que non-seulement celle qu’il adore ne répond pas à son amour, mais qu’elle est incapable de le comprendre, et que, de plus, elle en est indigne, l’artiste s’empoisonne avec de l’opium. La dose du narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un sommeil accompagné des plus horribles visions. Il rêve qu’il a tué celle qu’il aimait, qu’il est condamné, conduit au supplice. Le cortège s’avance, aux sons d’une marche tantôt sombre, tantôt brillante et solennelle, dans laquelle un bruit sourd de pas graves succède sans transition aux éclats les plus bruyants. À la fin de la marche, les quatre premières mesures de l’idée fixe reparaissent un instant comme une dernière pensée d’amour interrompue par le coup fatal ».
La Marche au supplice fut écrite en une nuit puisqu’il réutilisa intégralement un thème à son opéra inachevé, les Francs-Juges (1826). Les hallucinations de l’artiste empoisonné s’intensifient jusqu’à former un rêve presque mania-que où il se culpabilise : il se figure avoir tué celle qu’il aimait et devoir expier cet acte sous le couperet du bourreau.
Ce mouvement est marqué par la participation de tous les pupitres de cuivres (4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, 2 tubas), et de 7 percussions (4 timbales, grosse caisse, tambour d'orchestre, cymbales), auxquels s’ajoutent les bois par deux et les cordes.
Le premier thème, exposé aux violoncelles, repris ensuite par les violons, marque la prise de conscience du poète de son acte (l’assassinat de la femme aimée). Véritable descente inexorable dans les profondeurs, le thème est composé de trois séquences, calquées rythmiquement les unes sur les autres, sur des mouvements descendants conjoints jusqu’à la septième majeure.
Le second thème, qui représente la justice, est interprété aux cuivres (trompettes, trombones et cors). Il éclate dans un si bémol majeur fracassant, qui s’oppose au sol mineur du premier thème, et fait prédominer un rythme régulier et obsédant.

Dans la version de la Symphonie fantastique, Berlioz ajoute à la marche des Francs Juges une évocation inattendue des premières mesures de l’idée fixe à la clarinette solo. Le poète, mené à l’échafaud se souvient d’elle au moment fatal. La mélodie est brutalement interrompue au milieu de sa première courbe, par deux pizzicati des cordes, évoquant la chute de la guillotine. L’orchestre attaque alors un accord en sol majeur fracassant, répété seize fois de suite, avec un énorme roulement de trois timbales : c’est le bourreau qui brandit la tête tranchée.

Cinquième Partie : Songe d'une Nuit de Sabbat (mi b majeur – do mineur – do majeur)
« Il se voit au sabbat, au milieu d’une troupe affreuse d’ombres, de sorciers, de monstres de toute espèce, réunis pour ses funérailles. Bruits étranges, gémissements, éclats de rire, cris lointains auxquels d’autres cris semblent répondre. La mélodie aimée reparaît encore, mais elle a perdu son caractère de noblesse et de timidité ; ce n’est plus qu’un air de danse ignoble, trivial et grotesque : c’est elle qui vient au sabbat... Rugissement de joie à son arrivée... Elle se mêle à l’orgie diabolique... Glas funèbre, parodie burlesque du Dies irae. Ronde du Sabbat. La Ronde du Sabbat et le Dies irae ensemble ».
Berlioz utilise la même orchestration que dans le mouvement précédent, mais y ajoute une petite clarinette, des clo-ches et des divisions chez les cordes (en 2 et 3 voix).
Apprenant qu’Harriet Smithson avait une relation scandaleuse avec son impresario, Berlioz composa ce mouvement final avec plein de rancune. La bien-aimée est représentée, selon ses propres mots comme « une catin sans vergogne [car] c’est une courtisane, feux et tonnerre ! Je la plains et je la méprise. C’est une femme ordinaire, douée d’un génie instinctif pour exprimer les déchirements de l’âme humaine qu’elle n’a jamais ressentis, et incapable de concevoir un sentiment immense et noble comme celui dont je l’honorais » (lettre du 23 février 1830).
Ce mouvement, de forme très libre, est volontairement le plus provocant de toute la symphonie ; il va bien au delà de tout ce qui avait pu être tenté dans le genre jusqu’alors. L’artiste, assoiffé de vengeance, imagine retrouver sa bien-aimée sous les traits d’une sorcière grimée et défigurée par une assemblée de sorcières, de monstres et de fantômes : l’idée fixe apparaît sous un jour cru et déformé, entonnée par la stridente clarinette en mi bémol avec ses trilles, com-me un grand rire sardonique.
Le thème devient le point de départ d’une action inouïe d’autodestruction. Les thèmes principaux retentissent les uns à la suite des autres.
Onze fois répétée, une sonnerie de cloches se mêle aux sons du Dies irae. Les tubas et les bassons, dans le grave en valeurs longues, émettent une première fois le thème. Il est repris ensuite par les trombones et les cors, une octave au-dessus et dans un tempo double. La troisième entrée (des trombones), deux octaves au-dessus, prend à son tour un aspect caricatural.
À ce thème répond la Ronde du sabbat, fondée sur des superpositions de rythmes binaires et ternaires. « Elle !!! Elle !!! Ses traits nobles et gracieux défigurés par une ironie affreuse, sa douce voix changée en hurlement de bacchante, puis ces cloches, ce chant de mort, religieux et impie, funèbre et burlesque, emprunté à l’Église par l’Enfer pour une insultante parodie ! ».

Les deux thèmes finissent par se confondre. Une fugue étrange s’ouvre alors, parfois enjouée, parfois ironique (avec le col legno des cordes), ou inquiétante (arpèges brisées des bois, reprise du thème grave du Dies Irae aux cuivres en contrepoint). La strette finale permet au compositeur de fusionner tous les thèmes afin de conclure sur l’animando poco final et le brillant accord final de do majeur.

dimanche 10 juillet 2011

Antonin Dvorak - Concerto pour violoncelle (1895)


Passionné par la musique concertante, Antonín Dvořák composa ainsi un Concerto pour piano (1876), un Concerto pour violon (1880), ainsi que des pièces courtes comme la Romance pour violon et orchestre ou le Rondo pour violoncelle et orchestre. Pourtant, on ne se souvient que de son second Concerto pour violoncelle en si mineur (le premier, créé en 1865, ne fut pas orchestré par le compositeur). Cette œuvre s’est en effet rapidement imposée dans le Grand Répertoire concertant, et figure très régulièrement dans les programmes de concert à travers le monde.

En 1895, date de la création de l’œuvre, Dvořák était à l’apogée de sa carrière. Très connu du grand public et respecté par ses pairs, il avait été contacté trois ans plus tôt pour diriger le prestigieux Conservatoire de New-York. Le mal du pays l’avait néanmoins poussé à démissionner quelques semaines avant la composition de ce Concerto pour violoncelle n°2, qui fut donc la dernière « œuvre américaine » du compositeur. Cette période fut très fertile puisqu’elle vit naître trois de ses œuvres les plus célèbres : la Symphonie n°9 « du nouveau monde », le Quatuor n°12 « américain » et ce Concerto pour violoncelle n°2.

En écoutant le Concerto pour violoncelle n° 2 du compositeur irlandais Victor Herbert, Dvorak décida de réaliser une œuvre similaire. Ce dernier composa rapidement la partition, au cours de l’hiver 1895, qu’il dédia à son ami pragois, le violoncelliste Hanuš Wihan. Malheureusement, un différent éclata entre les deux hommes, peu avant la Première : le violoncelliste souhaitait rajouter une cadence au dernier mouvement, ce que Dvořák refusait obstinément. Ainsi, le compositeur écrivit à son éditeur : « Il n’y a pas de cadence dans le dernier mouvement, que ce soit dans la partition ou dans l’arrangement pour piano. C’est immédiatement ce que j’ai dit à Wihan quand il me l’a montrée ; il est impossible d’ajouter un tel passage. […] C’était mon idée et je ne peux m’en détacher ». Aussi la Première eut-elle lieu le 19 mars 1896 à Londres avec Leo Stern en soliste, et l'Orchestre de la Société Philharmonique sous la direction du compositeur.

D’une durée de trente minutes environ, le concerto se compose de trois mouvements – vif, lent, vif – comme le voulait la tradition :
• Allegro;
• Adagio ma non troppo;
• Finale. Allegro moderato.
Contrairement à ses confrères compositeurs, Dvořák refusait la virtuosité gratuite et accordait une place essentielle à la partie orchestrale. Dans ce Concerto pour violoncelle, le chant du soliste est souvent secondé – plus qu’accompagné – par un orchestre réduit (bois par deux), dont la partie est volontairement très dense. Dvorak subit régulièrement à ce sujet les attaques des critiques. Un critique du Musical News déplora par exemple, à l’audition du Concerto pour violoncelle, le fait que « le solo était masqué par l’élaboration des parties d’orchestre ». A l’inverse, Johannes Brahms aurait dit, subjugué : « Pourquoi diable ne m'a-t-on pas dit que l'on pouvait écrire un concerto pour violoncelle comme celui-ci ? Si seulement je m'en étais douté, j'en aurais écrit un depuis longtemps ».

L’œuvre s’ouvre sur une longue introduction épique de l’orchestre qui s’étire sur plus de trois minutes. L’introduction se termine avec l’entrée impérieuse du violoncelle en mode majeur. Le développement permet à Dvořák de jouer avec les différentes gammes émotionnelles qu’offre le violoncelle : celui-ci se fait tour à tour fougueux, passionné, doux puis révolté. L'orchestre le soutient avant de présenter le second thème, repris par le soliste. Ce motif au lyrisme exacerbé est un véritable chant d’amour, qui rappelle certains airs tristes de son opéra, Rusalka. La seconde moitié du mouvement (Molto sostenuto), qu’il remodela plusieurs fois, est chargée d’une incontestable intensité dramatique, notamment dans le dialogue entre la flûte et le violoncelle. La coda est menée par un orchestre impétueux, galvanisé par les appels des cuivres.

Le second mouvement est, comme dans la Septième symphonie, introduit par un choral des bois. Le soliste entame une nouvelle mélodie, très proche du célèbre largo de la Symphonie du Nouveau Monde. Le tutti orchestral, construit à partir d’un air bohémien, éclate brusquement. Le soliste le reprend ensuite, accompagné une nouvelle fois par un contre-chant de la flûte solo. Les délicats pizzicati des violons soutiennent et encouragent la ballade du soliste. Ce thème est issu d’un Lied qu’il avait composé en 1887 : Lasst mich allein (« Laissez-moi seul »). Le soliste ne s'efface que pour laisser les cors faire écho à sa plainte nostalgique. Le bref chant de joie qui illumine la fin de l'adagio s'éteint dans la reprise du choral des bois.

C'est l'orchestre héroïque du premier mouvement, puissant et exubérant qui introduit le final avec ses rythmes vigoureux. La marche, énergique, monte crescendo et s’empare de tout l’orchestre. Le violoncelle apparaît sur le même mode au sommet du climax . La sévérité de cette entrée est très vite adoucie par l'apparition du second thème plus apaisé. Certains musicologues y ont vu un hymne à la Bohême, que le compositeur nostalgique allait retrouver quelques mois plus tard.

Le dernier passage très méditatif a été ajouté quelques semaines après le retour de Dvořák en Bohème, lorsqu’il apprit la disparition de sa belle-sœur et amour de jeunesse, Josefina Kaunitzova.

Dans une lettre à son éditeur, Dvorak décrivit la fin de son Concerto pour violoncelle : « Le finale prend fin progressivement diminuendo – comme un soupir – avec des évocations des premier et second mouvements ; le solo s’éteint pianissimo – puis grossit de nouveau – les dernières mesures sont reprises par l’orchestre et le tout prend fin dans une atmosphère d’orage ».

L’air Lasst mich allein réapparait furtivement, avant que la furia conclusive emporte tout.

samedi 9 juillet 2011

Maurice Ravel - Ma Mère l'Oye (1910)


« Ma Mère l’Oye, pièces enfantines pour piano à quatre mains, date de 1908. Le dessein d’évoquer dans ces pièces la poésie de l’enfance m’a naturellement conduit à simplifier ma manière et à dépouiller mon écriture. L’ouvrage fut écrit par Valvins à l’intention de mes jeunes amis Mimie et Jean GODEBSKY [fille et fils d’amis fidèles de Ravel] ». La musique se révélant trop difficile pour les dédicataires, la première audition fut donnée par deux jeunes pianistes. Le titre de l’œuvre est tiré des Contes de ma mère l’oye (1695) de Charles PERRAULT, de chansons homonymes de Tristan KLINGSOR (1906) et de certains contes de la comtesse D’AULNOY et de BEAUMONT. Ravel resta sa vie durant très proche du monde de l’enfance (on disait d’ailleurs qu’il n’était vraiment lui-même qu’avec eux).
RAVEL présenta au public le 20 avril 1910, lors de la soirée inaugurale de la SMI, une orchestration « de ces petites fantaisies musicales, pour un petit orchestre de 32 musiciens ». C’est cette orchestration que vous entendrez ce soir. En 1911, sur insistance de Jacques ROUCHE, directeur du Théâtre des Arts, le compositeur transforma les pièces pour orchestre en ballet, qui est aujourd’hui la 7e œuvre la plus jouée au monde… loin derrière le Boléro !
Les éloges furent dans l’ensemble favorables : le compositeur Manuel de FALLA, dans une lettre à Maurice RAVEL en 1924 louait « votre admirable Ma Mère l’Oye […] dans laquelle brillent une ingéniosité et une virtuosité qui n’ont jamais été surpassées ». Edouard LALO en 1920 ajouta que « l’instrumentation de RAVEL, faite de ‘riens délicieux’ où chaque timbre, chaque nuance des instruments produisent exactement leur effet ». Colette écrivit au compositeur, en 1919 : « savez-vous que des orchestres de cinémas jouent vos charmants contes de Ma Mère l’Oye pendant qu’on déroule du Far-West ? ». Le philosophe Georges BENJAMIN raconta même avoir vu Messiaen jouer Ma Mère l’Oye « en larmes ». Le succès fut tel que l’œuvre fut programmée dans le monde entier, dès sa création. Dès 1910, dans une lettre à Ida GODEBSKY, le compositeur affirma avoir reçu de son éditeur « une coupure d’Allemagne de notre Ma Mère l’Oye qui disait : […] ‘probablement les plus remarquables pièces enfantines qui existent’. Quel peuple délicat et compréhensif ! »
Pourtant, d’autres critiques furent plus durs : le compositeur Reynaldo HAHN par exemple se méfiait « de la fausse naïveté de ces pièces : c’est un délassement raffiné que goûteront surtout les gens raffinés, dont le principe essentiel est d’obtenir, par la complication, des effets de simplicité quasi puéril » ; Charles TENROC parla de « miocheries […], un talent gâché en ouvrage de dames ».

Ravel expose la cruauté des contes de fées dans ces pièces épurées, d’une orchestration minutieuse et souvent très classique. Loin des complexités harmoniques et des riches accords du contemporain Gaspard de la Nuit, Ravel se rapproche ici d’un Satie (un exemplaire de Ma Mère l’Oye comporte d’ailleurs la dédicace « Pour Erik Satie, grand-papa des ‘Entretiens’ et d’autres. Hommage affectueux d’un disciple ») et des néo-classiques d’après-guerre.

I. PAVANE DE LA BELLE AU BOIS DORMANT

La Pavane ne s’adresse pas cette fois à une Infante Défunte (1899), mais à une princesse endormie, d’après le conte de Charles PERRAULT.
Le thème joué par la flûte, comme une cantilène berçant le sommeil de la princesse, est bref, composé de deux sections de quatre mesures. La première section (antécédent) présente un mouvement en quarte ascendant de la à mi (sur l’accord parfait de la mineur) ; suivie d’un infléchissement légèrement mélancolique, par la quinte do–sol ; puis d’une formule conclusive une nouvelle fois descendante en quartes. La deuxième section (conséquent) dérive de la première dont elle est l’image inversée : cellule de six notes en forme de U répétée une fois en mouvement descendant de mi à la ; suivie d’une remontée sur l’intervalle de quinte la–mi ; une formule conclusive privilégiant les intervalles ré-la et do-sol ; suivie d’une cadence modale, très proche des intervalles dans les chants grégoriens (il assemble un « scandicus flexus » - la-do-mi-ré - et un « Porrectus » - ré-sol-la -), utilisée ici comme archaïsme, comme pour marquer une distance avec le temps.

II. PETIT POUCET :

« Il croyait trouver aisément son chemin par le moyen de son pain qu’il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu’il n’en put retrouver une seule miette ; les oiseaux étaient venus qui avaient tout mangé » (C. PERRAULT).
L’orchestre semble suivre l’enfant et ses frères – représentés par les cordes, dans leur périple au plus profond de la forêt, sur la trace des miettes de pain : les mouvements ascendants en gammes de plus en plus longues, suivies d’intervalles descendants, suggèrent l’errance des enfants. Car tout est errance dans ce Petit Poucet : errance mélodique, rythmique (quatre, six, huit, puis dix croches reviennent par saut d’octave à la note de départ, chaque mesure) et métrique (mesures à 2/4, 3/4, 4/4 et même 5/4). Le chant harmonieux et réconfortant en intervalles parallèles des vents (hautbois, cor anglais, clarinette puis flûte) accompagne leur quête.
Pourtant, le découragement semble s’emparer des enfants tandis que la forêt se fait menaçante (harmoniques, trilles et glissandi des violons ; incises du piccolo). Les enfants semblent alors entamer un dialogue angoissé avant de reprendre finalement leur marche (reprise du thème initial), et de disparaître définitivement dans la forêt.

III. LAIDERONNETTE, IMPERATRICE DES PAGODES :

« Elle se déshabilla et se mit dans le bain. Aussitôt pagodes et pagodines se mirent à chanter et à jouer des instruments : tels avaient des théorbes faits d’une coquille de noix ; tels avaient des violes faites d’une coquille d’amande ; car il fallait bien proportionner les instruments à leur taille » (Mme d’AULNOY : Serpentin Vert, 1757).
Dans une interview au De Telegraaf datée du 31 mars 1931, Ravel explique ainsi qu’il tient « la musique javanaise pour la plus élaborée d’extrême orient, et [qu’il lui] emprunte souvent des thèmes : Laideronette, dans Ma Mère l’Oye avec des cloches du temple provient de Java, aussi bien harmoniquement que mélodieusement ». En 1889, le jeune Ravel – il avait alors 14 ans, lors de l’Exposition Universelle, fut fasciné par les sonorités extrêmes-orientales et notamment les échelles défectibles (qu’il réutilisera dans le Concerto pour la main gauche). Aussi, Ravel s’inspira largement des percussions javanaises et notamment du gamelan javanais pour composer cette pièce. D’ailleurs, le titre même introduit le terme de « pagodes », ces lieux de cultes bouddhistes, nombreux dans cette région. Cette influence orientale est récurrente chez RAVEL : il réutilise des thèmes ou des formules dans le chant parodique de la tasse chinoise de l’Enfant et les Sortilèges ; dans Daphnis et Chloé (Chansons madécasses) ; dans Chapeau chinois ; dans les deux Shéhérazade et dans Morgiane (d’après les 1001 Nuits). Cette attirance pour le monde oriental était fréquent à cette époque : Claude DEBUSSY, par exemple, composa également des Pagodes, pour piano seul.
Une cadence de harpe, suivie d’une cadence de célesta, auxquels répond un ensemble de vents (flûte-cors-clarinettes-bassons) règlent l’entrée de l’impératrice et de sa cour ; le tam-tam appuie de ses résonances le côté oriental. La pièce se développe avec la mélodie principale au célesta. Cette partie, sorte de menuet/trio central, exprime la majesté impériale : percussions graves et gong, battements du jeu de timbres et, pour finir, quatre accords sur les notes de la gamme chromatique en très vifs glissandi de la harpe doublée par le tutti, sont utilisés à cet effet. Les deux thèmes sont ensuite superposés sur toute l’étendue de la palette sonore de l’orchestre.

IV. ENTRETIENS DE LA BELLE ET LA BETE

« - Quand je pense à votre bon cœur, vous ne me paraissez pas si laid…
- oh dame oui ! j’ai le cœur bon mais je suis un monstre
- il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous
- si j’avais de l’esprit, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier, mais je ne suis qu’une bête. […]
- La Belle, voulez-vous être ma femme ?
- Non, la Bête ! […]
- Je meurs content de vous revoir encore une fois.
- Non, ma chère Bête, vous ne mourrez pas ; vous vivrez pour devenir mon époux ! »
La Bête avait disparu et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour qui la remerciait d’avoir fini son enchantement (Mme LEPRINCE DE BEAUMONT, 1698).
Le compositeur oppose dans cette pièce deux styles thématiques, harmoniques et instrumentaux. Le thème de la Belle pièce apparaît sous la forme d’une valse modérée, diatonique, ternaire (6/8), aux rythmes simples jouée par la clarinette accompagnée par un tapis de cordes et de harpes. Après cette longue introduction, vient le chant lugubre de la Bête : le contrebasson, accompagné des contrebasses, propose un chant grave, chromatique descendant jusqu’à une octave diminuée. Un interlude plein d’effroi s’ensuit, au cours duquel les avances de la Bête se font de plus en plus pressantes. La tension disparaît d’un seul coup après un gigantesque fortissimo qui marque la rupture du sortilège et la transformation de la Bête en Prince Charmant, « plus beau que l’Amour » (interprété par la harpe et le violon solo). Le triolet chromatique caractéristique de la Bête, est repris à l’aigu par différents instruments (clarinette, violoncelles, alti) ; le chant de la Belle devient presque extatique (trilles suraiguës de la petite flûte, doublés par des harmoniques de la harpe). Les Entretiens se terminent sur un enchaînement particulier : sur un accord classique de 7e de dominante, qui semble amener « tranquillement » l’œuvre à son terme, un la # vient troubler l’accord de fa majeur, comme un pied de nez du compositeur.

V. LE JARDIN FEERIQUE


Le Jardin féerique, malgré son dépouillement extrême, fourmille de subtilités harmoniques. Il est considéré comme l’un des sommets de l’orchestration de RAVEL.
Véritable hymne à la nature et à l’enfance, l’œuvre présente tous les personnages imaginaires chers au compositeur, les faisant tour à tour rêver, dialoguer et exulter. On raconte que RAVEL aurait composé cette œuvre à partir d’un poème qu’il avait lui-même écrit en 1905 :

« Mais les beaux anges incassables
Suspendus par des fils d’archal [laiton]
Du haut de l’arbuste hiémal [de l’hiver]
Assurant la paux des étables »

La pièce commence comme une sarabande (troisième danse de l’œuvre), lente et grave dont la densité sonore s’accroît et s’allège en même temps que les accords arpégés, tous dans l’aigu. S’ensuit un solo de violon sobrement accompagné de la harpe, d’une flûte et d’un célesta ; solo doublé ensuite par l’alto. L’explosion finale (trilles des cordes, glissandi de la harpe et du célesta) « est une apothéose, la fin d’une histoire ou l’explosion de la sensualité. Les gerbes sonores, les éclats d’or et d’argent de cette musique éblouissante aveuglent les yeux et subjuguent les oreilles […]. Oui, le Jardin du Paradis, assurément », dira un critique à l’écoute de cette œuvre.

vendredi 8 juillet 2011

Modest Moussorgsky - Une nuit sur le mont chauve (1867)


Le poème symphonique Une nuit sur le mont Chauve, pièce courte d’une dizaine de minutes, a été composé durant l'été 1867, lors d’un séjour du compositeur dans la maison de son frère à Minkino.
Moussorgski n’était pas intéressé par la musique d’orchestre. On ne compte, en dehors de cette Nuit, qu’un Scherzo (1858), une Marche nocturne (1861) et un Intermezzo in modo classico (1867). Son œuvre symphonique la plus connue, les Tableaux d'une exposition, n’est en réalité qu’une réorchestration de Maurice Ravel à partir d’une série de pièces pour piano.

Les musicologues ont longtemps débattu de l’origine de cette œuvre. Il semblerait que c’est une pièce de théâtre de l’un de ses camarades d’armée, Georgy Mengden, la Sorcière, et l’audition de la Danse Macabre de Franz Liszt, qui auraient donné à Moussorgski l’idée d’écrire un choral traitant d’un sabbat. Il s’inspira également de la légende populaire de la nuit de la Saint-Jean. Au cours de cette nuit, les paysans de Petite Russie plaçaient à leur fenêtre des orties pour chasser la sorcière Baba-Yaga et ses consœurs célébraient le diable en dansant le sabbat sur le Mont Chauve (près de Kiev).

Entre 1860 et 1864, il composa deux premières versions qui ne le satisfirent pas. Aussi, il créa-t-il une troisième version en 1867 (qu’il aurait composée en douze jours), qu’il l’intitula-t-il Une Nuit de la Saint-Jean sur le mont Chauve. Il définit ainsi le programme de son œuvre :
- Voix souterraines, apparitions des esprits des ténèbres puis de Satan
- Adoration de Satan
- Sabbat des sorcières
- Sonnerie de la cloche du village et évanouissement des apparitions
- Aube naissante.

Moussorgsky considéra cette troisième version comme définitive : « je crois que cela correspond bien au caractère du sabbat, qui est tout en cris et en appels dispersés, jusqu’au moment où la racaille diabolique se mélange dans une confusion totale ». Pourtant, elle ne fut jamais jouée de son vivant, probablement en raison des critiques qu’émit à son égard le très influent Balakirev

Il réutilisa la matière orchestrale pour composer en 1880 l’intermezzo final du deuxième acte d’un opéra resté inachevé, La Foire de Sorochintsky, d’après une nouvelle de Gogol (La Nuit de la Saint-Jean).

Rimski-Korsakov, qui se chargea de l’édition des œuvres posthumes de Moussorgski, décida de « corriger » et d’« améliorer » toutes les partitions du compositeur qu’il trouva (c’est à cette période qu’il effectua notamment la fameuse réorchestration de l’opéra Boris Godounov). Il créa ainsi en 1908 une nouvelle version d’Une Nuit sur le mont Chauve – le titre est de Rimsky-Korsakov. Ce dernier transforma en profondeur la partition : il modifia le déroulement mélodique, « normalisa » l’harmonie et supprima toutes les références trop visibles à la musique traditionnelle russe. Par ailleurs, il remania intégralement l’épisode final, pour lui donner un caractère beaucoup plus apaisé.

A partir de 1886 et jusqu’en 1968 (date de la publication de l’édition originale de la partition de Moussorgski), cette version fut la seule connue et la seule jouée en concert. Aujourd’hui encore, elle est presque aussi jouée que l’œuvre originale.
En 1929, Bronislava Nijinska chorégraphia l'œuvre de Moussorgski pour les Ballets russes à Paris.

Leopold Stockowski réalisa en 1939 une nouvelle version de la Nuit sur le Mont-Chauve pour les studios Walt Disney (pour Fantasia), à partir des travaux de Moussorgski et de Rimski-Korsakov.


Moussorgski avait très précisément défini le programme de son œuvre en cinq parties facilement identifiables :
- Voix souterraines, apparitions des esprits des ténèbres puis de Satan (exposition)
- Adoration de Satan (deuxième thème)
- Sabbat des sorcières (développement)
- Sonnerie de la cloche du village et évanouissement des apparitions (réexposition)
- Aube naissante (coda).

1. Voix souterraines de voix surnaturelles :
L’œuvre s’ouvre sur un frémissement en chœur des violons en triolets, appuyé par les traits rapides des bois, et soulignés par la petite flûte.

2. Apparition des esprits des ténèbres puis de Satan :
Les trombones, le tuba et les cordes graves annoncent Satan. Ce thème ténébreux est soutenu par les violons qui jouent un motif de croches régulières.

Ces deux thèmes sont ensuite repris au demi-ton supérieur.

3. Glorification de Satan et messe noire :
Le motif musical, plus léger, passe par différents groupes d’instruments (cordes, puis bois, puis cuivres). L'action se développe et le thème léger se transforme progressivement.
Au fur et à mesure de l’entrée successive des groupes, le thème se densifie. Les cordes finissent cette partie dans un thème frénétique en doubles croches, puis sur un gigantesque mouvement chromatique descendant : la messe aboutit à une sorte de « transe » et au sabbat.

4. Sabbat :
Cette partie contraste avec le reste de l’œuvre. Deux thèmes s’enchaînent, l’un aux cordes en triolets, avec des mouvements chromatiques joués piano ; l’autre aux vents, plus mélodique, et accompagné des cordes collegno (avec le bois de l’archet). A la fin de ce mouvement, les deux premiers thèmes réapparaissent brusquement, et la messe noire prend fin.

5. Aube naissante :
La cloche sonne : les esprits malins se dispersent. La clarinette puis la flûte annoncent le lever du jour.

Le thème apaisé, de nouveau en fa majeur initial, et émis par tous les instruments de l’orchestre, conclut l’œuvre en même temps que le sabbat. Cette coda est une composition de Rimski-Korsakov qui, rappelons-le, ne figurait pas dans la version originale de Moussorgski.

jeudi 7 juillet 2011

Jean Sibelius - Finlandia, op. 26 (1900)


Finlandia, composé en 1900, devint rapidement l’hymne de la Finlande indépendante, propulsant son compositeur au premier plan de la scène politique nationale et la scène musicale internationale.

Au début du XXe siècle, le mouvement indépendantiste se faisait de plus en plus pressant. L’interdiction du journal Päivälehti, chantre et symbole de l’opposition au pouvoir russe, donna lieu à une manifestation retentissante le 4 novembre 1899, pour la liberté de presse et une série de peintures musicales (« Musiques pour la célébration de la presse) furent commandés pour l’occasion. Sibelius composa ainsi sept tableaux pour orchestre symphonique, dont le sixième était l’esquisse du célèbre Finlandia. Le titre original, « Suomi herää » (l’Eveil de la Finlande), tiré d’une œuvre du compositeur E. Genetz, cherchait à traduire en musique la menace russe et l’esprit de résistance finnois. Ce morceau fut le point culminant de la soirée : « les sonorités lugubres, imposantes, du début de ce que nous connaissons maintenant, surgirent soudain de la fin des horreurs de la Grande inimitié [avec la Russie] », dit le critique H. Klemetti.

L’ouvrage définitif, retravaillé, fut publié en 1900. Ovationnée à chacune de ses interprétations, la partition devint rapidement l’une des plus jouées du compositeur, en Finlande, mais également à l’étranger. Dès 1900, deux concerts à Paris saluèrent le travail du compositeur : A. Bruneau loua dans Le Figaro « La Patrie [=Finlandia] de M. Sibelius, rapsodie à la fois tragique, héroïque, religieuse et douloureuse ». P. Lalo insista pour sa part, dans Le Temps, sur la portée poétique de l’œuvre : « une vigoureuse rapsodie où se mêlent les chants héroïques et les chants religieux, […] un art pittoresque dans lequel il tente [.. .] de communiquer des sensations de paysages, de créer une expression musicale des forêts, des eaux et du ciel de la Finlande ». G. Beaume vanta, dans le Courrier Musical, « Finlandia […] un hymne d’une beauté sauvage et rude, pareil au pays qu’il veut dépeindre », tandis que G. Babin dans le Journal des Débats souligna « l’enthousiasme indescriptible soulevé par la Patrie : il y avait beaucoup de Finlandais tout vibrants et dont la flamme a gagné l’auditoire entier ».
Dans son Journal, Sibelius raconta notamment, qu’en mars 1909, à la fin d’un concert au Queen’s Hall de Londres « [il a] été rappelé sept fois après En Saga, et après Finlandia bien davantage ! » Lors de son voyage américain, en 1915, il eut l’occasion d’entendre 59 fois son œuvre, sous toutes les formes et avec toute sorte de formations.
L’édition du 8 décembre 1940 du New York Times, rendit hommage à l’œuvre : « l’immortel Finlandia a démontré l’immense aptitude de Sibelius à dire des choses simples d’une façon directe et populaire, typique d’un grand maître et d’un suprême artiste ».

Sibelius se chargea d’adapter son œuvre pour chœur. Une première version, sur des textes de W. Sola – son frère de maçonnerie – en 1938, pour chœur d’hommes, fut intégrée à la Musique maçonnique rituelle. Sibelius écrivit une seconde version pour chœur d’hommes en 1940, la plus souvent interprétée, sur des textes de V. Koskenniemi :
Tiens, Finlande, ton jour se lève désormais,
la menace de la nuit a été écartée.
l'alouette appelle à travers la lumière du matin,
le bleu du ciel lui donne son chemin,
et maintenant avec le jour, les pouvoirs de la nuit s'effritent :
le jour se lève, ô notre Finlande !
Finlande, debout, et élève-toi vers le plus haut.
Ta tête désormais couronnée avec une mémoire puissante.
Finlande, debout, parce que tu as crié au monde
que tu t'es débarassée de ton esclavage,
sous le joug de l'oppression tu ne demeureras plus.
Ton matin est arrivé, ô notre Finlande !

Une dernière version, pour chœur mixte fut composée par Sibelius en 1948.

L’œuvre était si chargée politiquement qu’une lectrice du New York Times, le 15 octobre 1942 estima que « nous devrions nous abstenir de jouer Finlandia, qui n’est autre que l’hymne national de la Finlande [sic], pays actuellement en lutte active contre nos alliés. J’insiste sur le fait que c’est Finlandia et non Jean Sibelius, qui devrait être interdit pour la durée de la guerre ».
W. Sola, en 1937 tenta de faire de Finlandia l’hymne de la Finlande indépendante (alors qu’elle appartenait encore à l’URSS). Même si ce projet échoua, Finlandia continua d’être considérée comme tel. Aujourd’hui encore, l’œuvre remplace encore bien souvent, même dans les célébrations officielles, le véritable hymne.
Toutefois, méfions nous : Sibelius refusait de voir dans son œuvre un hymne à la résistance. Ainsi, dans un entretien avec le journal danois Berlingske Tidende, le 10 juin 1919, il répondit au journaliste :
« - Finlandia n’exprime-t-elle pas les douleurs et les aspirations de la Finlande [à l’indépendance] ?
« - Non, ce n’est en tout cas pas ainsi que je le vois moi-même. L’œuvre possède évidemment un contenu patriotique, mais très objectif. Il se trouve que je suis moi-même Finlandais. Mais comme cela va de soi, je ne m’en aperçois pas moi-même ».
Malgré tout, conscient de la portée symbolique de son œuvre, et pour éviter la censure, il modifia le titre sur les programmes de plusieurs concerts qu’il donna en URSS : en juin 1903 et en juillet 1904 notamment, lors de deux tournées en Estonie, « Finlandia » devint « Impromptu »

Que l’œuvre soit un chant triomphal à la Finlande indépendante ou non, elle présente en tout état de cause des caractéristiques évidentes du travail du compositeur à cette époque.

L’œuvre se découpe en trois parties distinctes : un Andante sostenuto à 2/2 menaçant et solennel), puis, après une brève transition Allegro moderato, un Allegro à 4/4 dramatique et éclatant.

Les cuivres, dans une tonalité de fa dièse mineur, ouvrent le morceau. L’œuvre se fixe ensuite en fa mineur, avec l’arrivée des bois et des cordes. Sibelius utilise, pour tisser une longue métaphore sur la Finlande dans les ténèbres, sous le joug de la Russie, un rythme pesant et un matériau mélodique très épuré, basé sur une série d’accords. Le conflit latent (le rythme irrégulier des cuivres et des cordes graves) explose soudainement : la Finlande commence sa Révolution.
L’épisode central, beaucoup plus enjoué, se découpe en deux strophes distinctes. Le mélodie, inspiré du folklore finnois et aisément identifiable, représente le peuple finlandais en marche.
Un long crescendo amène la troisième partie, et la victoire de la Finlande. Les différents thèmes réexposés et transposés passent de pupitre en pupitre. La tonalité de la bémol majeur, s’épanouit, et laisse la place à l’hymne final composé de sept mesures et entrevu dans la seconde partie, qui se conclut par le chant de tout l’orchestre.

Si Finlandia, comme la Valse Triste, apporta incontestablement à Sibelius la reconnaissance internationale (et la fortune !), l’œuvre le marqua de manière « si indélébile que ses productions ultérieures ne pouvaient que sombrer, aux yeux des critique, dans la catégorie facile et du simple nationalisme » (Hepolski).

mercredi 6 juillet 2011

Claude Debussy - La Mer, trois esquisses symphoniques op. L109 (1902-1905)

Debussy esquissa en 1902 les premiers thèmes de La Mer, lors d’un séjour chez des amis, en Bourgogne. En 1903, sa femme qu’il venait de quitter, tenta de se suicider. Le scandale qui s’en suivit le contraint à se réfugier sur les côtes anglo-normandes, où il acheva la composition de sa plus longue œuvre orchestrale.

Debussy était fils de marin et avait grandi près de Cannes. Il avait conservé pour la mer « une fascination et une passion sincère (…). C’est ma plus vieille amie, j’ai d’innombrables souvenirs d’elle et avec elle », comme il l’écrivit au chef d’orchestre André Messager.

Le 15 octobre 1905, Camille Chevillard dirigea la Première à la tête des Concerts Lamoureux (qui avaient déjà donné en 1901 les Trois Nocturnes). De l’avis même du compositeur et de tous ses amis, ce fut une exécution très décevante. Nul dans la salle – y compris la critique – ne comprit que cette partition annonçait une véritable révolution musicale. On s’accorde ainsi à considérer que la véritable création de l’oeuvre n’eut lieu que trois ans plus tard, avec le même orchestre Colonne, mais sous la direction de Debussy lui-même.

La Mer clôt la série des œuvres « impressionnistes » de Debussy, entamée avec le Prélude à l’après-midi d’un faune et les Trois Nocturnes (1892-1894). Pourtant, le compositeur détestait cette appellation : « j’essaie de faire autre chose – en quelque sorte des réalités – que ces imbéciles appellent impressionnisme, terme aussi mal employé que possible. Je cherche à rendre avant tout des visions naturelles par l’expression musicale ».

Malgré son titre, La Mer n’est pas une « musique à programme » classique, mais comme le sous-entend le sous-titre, une série de « trois esquisses symphoniques ». En effet, ce sont les rythmes et les éléments thématiques (teintées d’influences extra-européennes) qui crééent une unité et font de l’œuvre une évocation de la mer.

De même, si l’ampleur de l’œuvre (25 minutes) justifie le terme de symphonique, on ne retrouve presque aucune des caractéristiques de la symphonie classique : les lignes de démarcation entre exposition, développement et réexposition sont trop fluides pour être tracées de manière conventionnelle. Le découpage de la partition ressemble aux plans successifs d’un film qui alterne les évocations lyriques avec le silence, les ruptures et les “flash-back”.

Le premier mouvement – De l’aube à midi sur la mer – met en scène une progression constante et colorée de l’intensité lumineuse. L’écriture est mouvante et instable, mais mise en relief par les tonalités et la polyrythmie. Le thème principal est un leitmotiv, énoncé à la trompette en sourdine puis développé et transformé harmoniquement et rythmiquement par tous les instruments de l’orchestre. Debussy joue avec les timbres de chaque instrument pour suggérer tantôt les ondulations et les clapotements délicats des vagues, tantôt le rugissement et l’écume des rouleaux. Les sonorités en imitation du gamelan (instrument des îles de Java et Bali, découvert par les occidentaux à la fin du XIXe siècle), et l’écriture en pentatoniques donnent à l’épisode une touche exotique, qui sert le propos du compositeur.

Jeux de vagues, qui joue le rôle du scherzo de la symphonie classique, est totalement atemporel. Debussy dépeint le jeu capricieux et irrégulier des vagues par une série de procédés d’orchestration (glissandi des harpes, triples croches et trilles aux cordes et à la flûte), ainsi que par une série de thèmes chromatiques très courts et dansants. La forme disparaît complètement, laissant place à des successions d’instantanés quasi photographiques. Notons toutefois que le compositeur laisse peu de marge de manœuvre à l’orchestre, indiquant précisément sur la partition chaque intensité, chaque nuance, et chaque rythme.

Le thème principal du finale Dialogue du vent et de la mer constitue l’architecture de base du mouvement, autour duquel s’ordonne le chaos des éléments déchaînés. L’épisode commence dans une atmosphère brumeuse pianissimo, par une série de petits motifs aux violoncelles et contrebasses. Un dialogue se développe entre le vent (thème chanté par la petite harmonie) et la mer (thème aux violoncelles et aux contrebasses accompagnés par les trémolos des violons). La sonnerie forte de la trompette annonce l’orage, qui finit par exploser. Les thèmes se mêlent, se combinent et s’entrechoquent. Une phrase majestueuse des cuivres éclate soudainement, au plus fort de la tempête, comme la voix de Neptune lui-même, et précipite la fin de l’œuvre.

lundi 4 juillet 2011

Igor Stravinsky - Le sacre du Printemps (1913)

Le Sacre du Printemps est né d’une idée d’Igor Stravinsky en 1910, alors qu’il se consacrait à l’écriture de L’Oiseau de Feu. Il « entrevit dans [son] imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps » (Chroniques, 1950). Cette vision l’avait de ses propres mots « fortement impressionné », à tel point qu’il en parla immédiatement à son ami peintre et décorateur Nicolas Roerich, spécialiste du paganisme ainsi – et surtout – qu’à Diaghilev, directeur des fameux Ballets Russes.

Dès l’été 1911, le titre, l’argument, l’ordre des danses, une bonne partie des thèmes principaux, ainsi que l’Introduction et les Augures printaniers étaient prêts. Diaghilev fut si enthousiaste à la vue des premières ébauches de son jeune protégé, devenu depuis la nouvelle coqueluche du Paris mondain, qu’il versa une avance confortable à Stravinsky.

En 1912, les quelques 120 répétitions du Prélude à l’après midi d’un faune de Debussy firent prendre un retard considérable à la nouvelle création de Stravinsky. Ce dernier en profita pour travailler d’arrache-pied à fixer les derniers détails de son œuvre. Le 8 mars 1913, il signa la partition définitive qu’il remit à son commanditaire. Le 9 juin, il apporta la réduction pour piano à quatre mains à Debussy et au musicologue Louis Laloy. Celui-ci fit le récit de cette rencontre : « Debussy consentit à jouer la basse […] Le regard immobilisé par les lunettes, piquant du nez vers le clavier, par instants chantonnant une partie élaguée, Stravinsky entrainait dans un débordement sonore les mains agiles et molles de son compagnon qui suivait sans accroc. Quand ils eurent terminé, il ne fut plus question d’embrassades, ni même de compliments. Nous étions muets, terrassés comme après un ouragan venu du fond des âges, prendre notre vie aux racines ».

Commencées à la fin de 1912 à Berlin, les répétitions du corps de ballet se poursuivirent à Vienne, à Londres puis à Monte-Carlo, au gré des déplacements de la compagnie. Stravinsky était passablement stressé et énervé. Il renvoya dès le premier jour le pianiste allemand, lui reprochant de prendre ses tempi trop lents. Le ton monta également rapidement entre le compositeur et Vaslav Nijinsky, le chorégraphe, Stravinsky stigmatisant son « ignorance des notions élémentaires de la musique » (Nijinsky n’était ni musicien ni instrumentiste). « Ces lacunes étaient si graves qu’elles ne pouvaient être compensées par ses visions plastiques, parfois d’une réelle beauté. […]. Quand, écoutant la musique il méditait des mouvements, il fallait toujours encore lui rappeler la mesure, ses divisions et ses valeurs. C’était une besogne exaspérante, on avançait à pas de tortue. Ce travail devenait encore plus pénible pour la raison que Nijinsky compliquait et surchargeait ses danses outre mesure et créait ainsi aux exécutants des difficultés parfois insurmontables. Les danseurs avaient répété pendant des mois durant ; ils ne connaissaient pas leur chorégraphie, du moins même si ce qu’ils dansaient n’avait aucune corrélation avec la musique. ‘Je compterai jusqu’à quarante, pendant que vous jouez’ me dit Nijinsky ‘et nous verrons où nous aboutirons’. Il ne pouvait comprendre que même si nous arrivions à quelque point ‘ensemble’, cela ne voulait pas dire que nous avions été ensemble tout le long de la partition. Les danseurs suivaient aussi le compte de Nijinsky plutôt que celui de la musique ; […] si bien que personne ne pouvait suivre la mesure ».

Les répétitions de l’orchestre, dirigées par Pierre Monteux, furent réduites à trois services, les 26 et 27 mai 1913. Le 28 mai, la générale, en présence « de nombreux artistes, peintres, musiciens [dont Debussy et Ravel], hommes de lettres et les représentants les plus cultivés de la société parisienne », la générale se déroula dans un calme absolu.

Malgré les difficultés rencontrées lors des répétitions, personne ne s’était préparé à vivre l’un des plus grands scandales de l’histoire de la musique, en ce 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Elysées. Stravinsky lui-même écrivit plus tard qu’il était « à dix lieux de prévoir que le spectacle pût provoquer un tel déchaînement ».

Dès les premières notes, des rires et des moqueries retentirent (« faites venir un dentiste pour la dame ! », « ta gueule ! », « qu’on arrête de se moquer de nous ! »). « Ces manifestations, d’abord isolées, devinrent bientôt générales et, provoquant d’autre part des contre-manifestations, elles se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable. Je n’avais jamais été aussi furieux de ma vie ». On sait aujourd’hui que Diaghilev, en prévision d’un potentiel scandale, avait distribué des billets d’arrières corbeilles à de jeunes étudiants parisiens, chargés de soutenir l’œuvre par des applaudissements nourris. Ce qu’ils firent avec force et conviction, rendant l’atmosphère encore plus électrique.

La salle était en ébullition. « Je passais en coulisses et demeurait là pendant toute la représentation à côté de Nijinsky. Celui-ci était debout sur une chaise, criant éperdument aux danseurs (« seize, dix-sept, dix-huit !»). Naturellement les pauvres danseurs n’entendaient rien à cause du tumulte dans la salle et de leur propre trépignement. Je devais tenir Nijinsky par son vêtement car il rageait, prêt à tout moment à bondir sur la scène pour faire un esclandre. Diaghilev, dans l’intention de faire cesser ce tapage, donnait aux électriciens l’ordre tantôt d’allumer, tantôt d’éteindre la lumière dans la salle. C’est tout ce que j’ai retenu de cette première ».

De son côté, Monteux dirigeait l’Orchestre des Ballets Russes et restait « impassible et blindé comme un crocodile ». Cocteau retrouva à deux heures du matin Stravinsky, Nijinsky et Diaghilev. Ce dernier, en pleurs, répétait sans cesse : « c’est exactement ce que je voulais » dans les bras d’un Nijinsky, blanc comme un linge. Pendant ce temps, le compositeur, excité, furieux et dégoûté faisait les cents pas dans la pièce.

Stravinsky attribua entièrement l’échec de cette première au chorégraphe. Cependant, des musicologues retrouvèrent la partition ayant servi de base de travail lors des répétitions. Les annotations sur celle-ci montrent que les deux hommes travaillèrent de concert et d’un commun accord à la mise en place de la chorégraphie. D’ailleurs, Stravinsky reconnut lui-même bien plus tard, en 1971, que « de toutes les versions du Sacre, celle de Nijinsky est la meilleure » (sic). Celle-ci, disparue pendant des décennies, fut retrouvée par des musicologues américains. Reprise avec succès à Los Angeles en 1987, elle connut un accueil chaleureux à Paris, en 1991.

La critique de l’époque dénonça vigoureusement les dissonances de la musique. « Jamais le système et le culte de la fausse note n’ont été pratiqués avec autant de zèle et de continuité » écrivit Pierre Lalo dans Le Temps. « On veut nous montrer les danses de la Russie préhistorique : on nous présente donc, pour faire primitif, des danses de sauvages, de Caraïbes, de Canaques », affirma Adolphe Boschot dans L’Echo de Paris.

Il est pourtant intéressant de constater qu’aucune des représentations ultérieures ne rencontrèrent de problème particulier : les 2, 4, 6 et 13 juin, le public réserva même un accueil triomphal au compositeur, tout comme celles du 11, 18 et 23 juin, à Londres. Les critiques se firent toutefois tout aussi acerbes : « Le grand bluff est raté. Ainsi s’achève l’histoire de l’imposture la plus risible de notre temps » (E. Newman, Sunday Times) ; « Les tableaux se succèdent et se confondent comme dans l’auberge du tohu-bohu. Ce ne sont que syncopes, dissonances, borborygmes et miaulements » (J.D., Le Soir) ; « Stravinsky construit avec des détritus des œuvres des autres ».

Stravinsky insista à de plusieurs reprises sur l’absence d’intrigue réelle dans le Sacre et n’avoir été « guidé par aucun système ». L’argument, présenté aux spectateurs de la Première, le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées nous est parvenu :

Premier Tableau :

Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d’herbe. Une grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l’avenir selon les rites. L’Aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l’amène pour l’unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase.

Deuxième Tableau :

Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes contemplent le sacrifice. C’est ainsi qu’on sacrifie à Iarilo, le magnifique, le flamboyant.

Un entretien de Stravinsky par le chef Robert Craft éclaire sous un autre jour l’argument du Sacre : « ce que j’aime le plus en Russie, c’est le printemps dans toute sa violence, qui vient d’un seul coup, en une heure, comme si la terre entière éclatait. Chaque année, c’est ce qui arrivait de plus merveilleux… La glace, sur la Neva, avait plusieurs pieds d’épaisseur. Vous imaginez ici le craquement à la toute première heure du dégel ! Le fracas était tel que l’on ne s’entendait pas parler… ».

L’Introduction débute par le célèbre thème au basson solo, issu du folklore lituanien. La tribu, représentée par le pupitre des vents et des cuivres auxquels se joignent plus tard les cordes, fête l’éveil de la nature par une série de danses célébrant l’adolescence (Jeu du rapt, Rondes printanières, Jeux des cités rivales). Le cortège des sages s’avance et le plus ancien se prosterne pour poser un baiser sur la Terre. Ce premier hommage est suivi de la Danse de la Terre, qui donne lieu au premier accès de frénésie. Au cours d’une cérémonie nocturne, des cercles mystérieux d’adolescentes se forment et dansent à des rythmes rapides, en contre temps. De ces rangs surgie l’Elue. Des danseurs invoquent les esprits des ancêtres sur un étrange duo entre cor anglais et flûte alto. La Danse sacrale voit la glorification de l’Elue par le groupe d’adolescentes, sur un accompagnement ostinato mené par la trompette. Le niveau sonore, la rythmique deviennent insoutenables. Les trombones font entendre des hymnes chromatiques descendants, tandis que les percussions scandent les convulsions de la Terre. L’Elue danse seule frénétiquement, entourée par les différents groupes. Un court point d’orgue suvi d’un dernier motif ascendant aux flûtes annoncent le dernier sursaut de la danseuse et l’accomplissement du sacrifice rituel.

La forme du Sacre est déroutante et résistante à toute analyse musicale approfondie : les notions et les structures traditionnelles (concordances, rappels, reprises de thèmes, développements ou récapitulatifs) y sont rare voire absents. Au contraire, on voit sans cesse apparaître de nouveaux thèmes, de nouvelles formes. « Je n’avais que mon oreille pour me guider ; j’entendais et écrivais ce que j’entendais. Je suis le vaisseau à travers lequel est passé le Sacre », dit le compositeur. L’unité de l’œuvre se situe dans les caractères stylistiques récurrents et dans le découpage des mouvements en trois grandes catégories : chants, danses et processions. L’écriture se compose de séquences de blocs mélodiques et rythmiques qui se confrontent et s’affrontent régulièrement. Stravinsky use abondamment d’accords superposés, formant des agrégats dissonants successifs, eux-mêmes construits autour de tonalités étendues voire de polytonalités.

Pourtant, si les musicologues reconnurent tous l’extraordinaire originalité de la partition, ils insistèrent également sur le fait qu’elle était moins révolutionnaire qu’il n’y paraissait à la première écoute. Au delà des apparences, et malgré ce qu’en dit Stravinsky lui-même (il y a très peu de tradition dans la musique du Sacre et aucune théorie »), l’écriture reste ancrée dans son époque, prenant place dans le retour au paganisme, cher à l’Art Nouveau du début du XXe siècle, aux côtés de Daphnis et Chloé de Ravel, ou de l’Après Midi d’un Faune et des Rondes de Printemps de Debussy. La rythmique et la métrique (on trouve des mesures à cinq, sept et même onze temps en binaire voire à dix-sept en ternaire) ont longtemps captivé les compositeurs et les musicologues, jusqu’à ce que Pierre Boulez en fasse une étude approfondie et complète. C’est peut-être dans ces innovations rythmiques qu’il faut chercher le caractère véritablement unique de cette partition. Stravinsky reconnut d’ailleurs que « on m’a fait révolutionnaire malgré moi… Le ton d’une œuvre comme le Sacre a pu paraître arrogant, le langage qu’elle parlait a pu sembler rude en sa nouveauté : cela n’implique nullement qu’elle soit révolutionnaire au sens du mot le plus subversif ».

Notons pour conclure que cette œuvre magistrale, « n’est pas un commencement, mais une fin, un aboutissement, sans prolongement marquant dans la production ultérieure du compositeur. […] Tout ce qu’il a écrit depuis 1914 est en réaction profonde contre le Sacre », comme le souligne le musicologue Boris de Schlozer. En effet, le Sacre resta sans suite, sans écho ni équivalent réel dans le corpus du compositeur (Petruchka et Les Noces, les deux œuvres les plus proches chronologiquement du Sacre rompent complètement avec cette esthétique, tout comme ses réalisations ultérieures très influencées par le néo-classissisme) ; ou dans la production de ses contemporains.

L’œuvre est devenue un classique du Répertoire : plus de cent chorégraphies ont été montées depuis sa création (on en compte près d’une par an dans le monde) ; et la version orchestrale, encore plus souvent jouée, comptait en 2010 près de mille interprétations.