jeudi 4 octobre 2012

Beethoven - Symphonie n°6 "Pastorale" (1810)

La période qui vit naître la Sixième symphonie (1806-1810) fut particulièrement prolifique pour le compositeur : il composa ainsi nombre de ses chefs d’œuvres encore aujourd’hui les plus régulièrement joués (notamment les Quatrième,Cinquième, Sixième et Septième symphonies, la Messe en ut, le Concerto pour piano n°4, le Concerto pour violon, les 3 Quatuors opus 59, ou encore la Sonate pour piano « Appassionnata »).

La Pastorale est un thème littéraire datant de l'Antiquité (nostalgie des citadins pour la nature et, par extension, pour un passé mythique où l'empreinte de l'homme sur la nature était nulle) et évoquant une forme d'harmonie originelle entre l'homme et la nature. La littérature anglo-irlandaise des XVIIe et XVIIIe siècles en particulier en fit grand usage, de même que nombre de compositeurs aussi différents que Bach, Haendel, Vivaldi, Mozart ou le maître de Beethoven, Haydn, dans ses deux Oratorios.

On ne peut parler de la Sixième symphonie « Pastorale » (on lit sur la partie de violon « symphonia pastorella » ou « symphonia caracteristica »), sans mentionner sa jumelle, la Cinquième symphonie. Elles furent tellement liées que les contemporains intervertirent longtemps leurs opus.
Toutes deux esquissées en 1806, elles furent composées au cours de l’année 1808, et dédiées conjointement au prince Lobkowitz et au comte Razumovski, les mécènes de Beethoven. D’ailleurs, les deux œuvres furent présentées simultanément, dans un concert resté dans les mémoires, le 22 décembre 1808.
Si les Cinquième et Sixième symphonies sont indissociables chronologiquement, elles sont pourtant en tout point dissemblables, au niveau structurel et surtout thématique. Si la Cinquième est un modèle de musique « pure », dans laquelle la plupart des caractéristiques de la musique classique est respectée, la Sixième s’éloigne du classicisme, annonçant le romantisme et la musique « à programme ». Ces symphonies présentent deux visages et deux conceptions totalement opposées de la vie du compositeur : à « la lutte forcenée et le triomphe de l’homme face à son destin » de la Cinquième, répond au contraire l’harmonie retrouvée de l’homme face à la nature de la Sixième.

La Sixième symphonie fut un intermède dans l’œuvre de Beethoven : après cinq années consacrées et dédiées à « l’héroïsme » (dont le sommet reste incontestablement la Troisième symphonie, dite d'ailleurs « Héroïque »), le compositeur s’accorda un retour au calme, au sein d’une nature idyllique, où l’homme et la nature communieraient de nouveau. On est loin, comme le précisa Berlioz dans son étude critique de l’œuvre de Beethoven, de la nature âpre de Rousseau et des poètes français du siècle des lumières.
Pourtant, cette nature idéalisée par Beethoven n’est qu’imaginaire : les biographes s’accordent à dire que le compositeur ne quitta jamais son appartement viennois. D’ailleurs, le sous-titre de la symphonie (« souvenir de la vie champêtre ») permet de confirmer ce détail. Pourtant, comme chez Proust, cette sensation d’harmonie face à la nature était d’autant plus vive, qu’elle était ranimée par la mémoire, et structurée par l’intelligence, la technique et le génie du compositeur. D’ailleurs, celui-ci insista sur ce point sur plusieurs esquisses de son œuvre : ce qui importait selon lui, c’était avant tout « l’expression d’un sentiment qu’une peinture ». « C’est à l’auditeur de découvrir les situations lui-même […]. Quand elle est poussée trop loin, la peinture musicale perd de sa valeur, […] quinconque possède une idée de la vie à la campagne imaginera les intentions du compositeur sans l’aide de titre ou d’indications préliminaires ». Dans une lettre au poète Gerhard, datée de 1817, le compositeur ajoutait que « la description d’une image appartient à la peinture ; le poète aussi peut s’estimer heureux d’en être capable, son domaine n’est pas aussi restreint que le mien à cet égard ; mais en revanche, le mien s’étend plus loin en d’autres contrées, et on ne peut aussi facilement parvenir à notre empire ».
Amoureux de la nature dans laquelle il avait grandi, cet homme solitaire, misanthrope, myope, et bientôt sourd, semblait se retrouver enfin en accord avec lui-même dans « l’abondance et l’enchantement de la nature » : « que je suis content dès que je peux errer dans les taillis, dans les forêts, parmi les arbres, les herbes et les rochers ! Aucun homme ne saurait aimer la campagne autant que moi ! ».

Beethoven désirait avant tout recréer une ambiance, plutôt que peindre distinctement la nature. Pour ce faire, il eut recours à de nombreux éléments classiques d’harmonie, mais introduisit également de nombreux éléments novateurs repris plus tard par nombre de compositeurs romantiques. C’est ce que nous allons étudier plus précisément.

***
Manuscrit de la Sixième symphonie

L’œuvre découpée en 5 mouvements (ce qui l’éloigne du point de vue formel de la tradition classique de la symphonie en 4 mouvements), dont les trois derniers sont enchaînés, évoque le rythme des saisons . L’écriture est fine et déliée, en demi-teinte, dans laquelle les oppositions de nuances prédominent. L’orchestration est restreinte – formation de chambre avec bois et cuivres par 2 -, le compositeur recherchant avant tout l’équilibre sonore. La prédominance des cordes est contrebalancée par un traitement des bois en solistes. La présence des longs thèmes mélodiques est frappante, au regard de la Cinquième symphonie, qui se basait presque entièrement sur un rythme : ainsi le matériau harmonique de Beethoven est beaucoup plus important que dans la plupart de ses œuvres contemporaines. Chacun des titres de l’œuvre est tirée du Portrait Musical de la nature d’un compositeur souabe, J. H. Knecht, qui avait fortement inspiré Beethoven.

1e mouvement : « Eveil d’impressions joyeuses en arrivant à la campagne » :
Le compositeur respecte la forme sonate bithématique, héritée du classicisme. Le mouvement s’ouvre sur un thème mélodique paisible, élégiaque. La cellule rythmique initiale va être réexploitée tout au long de ce mouvement, symbole de la nature immuable. L’allégresse qui se dégage de ce mouvement présente les prémices d’une nature qui se réveille, au printemps.



2e mouvement : « Scène au bord du ruisseau » :
Le compositeur imagine une promenade méditative le long d’un cours d’eau, et le présente dans le long mouvement ondoyant et régulier des cordes. Les bois, utilisés en solistes sont autant d’animaux rencontrés au hasard de cette promenade (animaux qu’on retrouvera régulièrement dans les troisième et quatrième mouvements) : la flûte est un rossignol, le hautbois une caille, la clarinette un coucou, les bassons des chouettes. Cette langueur générale n’est pas sans rappeler les longues journées et les nuits estivales. Notons que ce mouvement fut décrié par les critiques, qui reprochaient à Beethoven d’avoir cédé à la facilité et d’abuser des effets stylistiques.

3e mouvement : « Réunion joyeuse des paysans » :
Le scherzo qui suit, préféré au menuet classique, est une gigantesque danse, introduite par les violons, sur un rythme de valse, repris ensuite par l’orchestre. Le jeu des cuivres n’est pas sans rappeler les symphonies de J. Haydn. Apparaît subitement un trio à deux temps (composé dès 1803), aux inflexions plus marquées, très festif et tiré d’une musique populaire.

4e mouvement : « Orage et tempête » :
Comme souvent à la fin de l’été, et pendant l’automne, un violent orage explose, mettant soudainement fin aux réjouissances. La pluie arrive (violons 2), l’orage gronde (violoncelles) et la nature se déchaîne enfin : c’est l’hiver. Le compositeur joue sur les rythmes, les intensités sonores (irrégularité des explosions des éclairs) et les caractéristiques instrumentales pour présenter la nature en furie (les cuivres, soutenus par la timbale pour la violence, la petite flûte stridente, comme élément d’effroi, les longs mouvements ascendants et descendants des violons, pour le vent et la grêle). La fin du mouvement est comme un retour au calme, avec le chant du hautbois soutenu par les premiers violons ; accompagnés par un banc de cordes apaisées qui soutiennent cet apaisement. Dans ce mouvement on retrouve l’autre facette du compositeur, effrayé par un Dieu de colère : ainsi, sur l’esquisse de son manuscrit, à la fin du mouvement, il le remercie de s’être retiré (« Mon Dieu, nous te remercions », écrit-il).

5e mouvement : « Chant des pâtres, sentiments de contentement et de reconnaissance après l’orage » :
La nature s’apaise et les animaux refont leur apparition (les oiseaux personnifiés une nouvelle fois par les bois solistes) : le printemps est enfin de retour. Le premier thème est réexposé à tour de rôle par chaque pupitre, suivi d’une longue variation joyeuse de l’orchestre (longs mouvements ondulants des cordes).

Composée à l’aube du XIXe siècle, cette œuvre atypique dans le catalogue du compositeur, porte à la fois les marques de l’héritage classique du compositeur ; mais anticipe également d’une certaine manière les aspirations romantiques, annonçant la musique « à programme », chère à la plupart des compositeurs de Berlioz à Strauss. Preuve de sa modernité, Walt Disney réutilisa une partie de l’œuvre pour la musique du célèbre Fantasia en 1940, comme il l'avait fait avec la Symphonie fantastique de Berlioz et L'apprenti sorcier de Dukas que nous avons déjà présenté. (repris ensuite dans Fantasia 2000).


Fantasia - Symphonie n°6 "Pastorale" (Partie 1) par disney-world81

Pour la version de référence, et au risque de me faire des ennemis parmi les puristes, je conseillerais celle d'H. van Karajan avec le Philharmonique de Berlin (existe d'ailleurs chez DG en version très très économique).



Ensuite, trois grandes versions avec le Philharmonique de Vienne : C. Kleiber (DG), K. Böhm (DG) et B. Walter (Naxos Historical) ; et le grand C. Abbado, avec le Philharmonique de Berlin (DG).

lundi 27 février 2012

Paul Dukas - L'Apprenti Sorcier (1897)

Au XIXe siècle, nombre de compositeurs s’essayèrent à la composition de poèmes symphoniques à partir d’un argument littéraire. Depuis Liszt (Eine Faust-Symphonie) et Saint-Saëns (le Rouet d’Omphale ou Phaéton), cette forme musicale consistant à dramatiser et mettre en musique une histoire ou une légende sous la forme d’une pièce orchestrale, connut un développement fulgurant. On peut citer parmi les résultats les plus aboutis et les plus célèbres Rimsky-Korsakov (Schéhérazade), Franck (Le Chasseur maudit, Psyché), Sibelius (Finlandia), Smetana (Ma Patrie), R. Strauss (Till l’espièle, Ainsi parlait Zarathoustra), ou Stravinsky (le Chant du Rossignol). Walt Disney, qui réalisa Fantasia en 1940 (film indissociable de la musique de Dukas dans l’inconscient collectif) ne fit que reprendre cette idée pour mettre… la musique en images !

L’Apprenti Sorcier est tiré d’une ballade de quatorze strophes intitulée Zauberlehrling, écrit par Johann-Wolfgang Goethe en 1797. Notons que cette ballade avait elle-même pour origine une histoire de l’écrivain grec de l’Antiquité Samosate, Les Amis du mensonge ou l'incrédule. Voulant imiter son maître magicien, l’un de ses aides – quelque peu fainéant – prononce une formule magique pour transformer son balai en serviteur docile et lui ordonne de remplir un bassin d’eau pour faire le ménage à sa place. Malheureusement, l’enchantement lui échappe et le balai ne cesse de lui apporter des seaux d’eau, tant est si bien que la maison finit par être inondée. L’apprenti sorcier se saisit alors d’une hache et fend le balai en deux. Mais, après quelques secondes de répit, les débris du balai s’ébranlent et remplissent à leur tour inlassablement le récipient. Le retour providentiel et inespéré du magicien permet de ramener le calme et de renvoyer le balai à sa tâche première.
L’œuvre fut créée tout juste un siècle après son pendant littéraire, à Paris le 18 mai 1897. Dukas dirigea lui-même l’Orchestre de la Société Nationale de Musique. L’enthousiasme du public fut tel que le jeune compositeur de L’Apprenti sorcier, alors âgé de 32 ans, devint célèbre en une seule soirée. Malgré tout, il eut du mal à concrétiser les espoirs que ses contemporains fondèrent en lui : très sévère envers lui-même, il préférait détruire une partition plutôt que de présenter un résultat dont il n’était pas satisfait. Aussi, seules 20% de ses œuvres nous sont parvenues et moins de 10% furent jouées du vivant du compositeur.

L'Apprenti sorcier est une pièce courte (une dizaine de minutes) mais écrit pour grand orchestre symphonique : des bois par deux, auxquels s’adjoignent un piccolo, une clarinette basse et un contrebasson, un pupitre de cuivres fourni (deux trompettes, deux cornets à pistons en renfort, quatre cors et trois trombones), de nombreuses percussions (trois timbales, grosse caisse, glockenspiel, cymbales et triangle), une harpe et les cordes.

Dans l’introduction lente et mystérieuse, le contrebasson puis tout l’orchestre exposent, sur un fond de cordes, tour à tour le thème de l’apprenti, et celui de l’incantation magique. Ce court préambule se clôt par un accord sec et un brusque silence. Le second thème, plus droit notamment dans les accords rythmiques aux cuivres en ternaire et en fa mineur, suggère l'ordre et le savoir du maître. Le troisième thème, plus rapide et aux rythmes plus marqués, suggère le mouvement du balai.
Le développement fugué de cet épisode occupe la place la plus importante de l’œuvre : les trompettes sonnent, le basson (le balai) s’anime de plus en plus vivement dans un rythme lancinant. Dans le même temps, la réapparition du thème de l’apprenti, en do mineur, vient traduire la joie assez désinvolte de l’adolescent, satisfait de sa réussite. Les trois thèmes s’entremêlent, nous permettant de « voir » les allées et venues du balai, tout comme le bouillonnement de l’eau. L’orchestre tout entier commente l’action et traduit, dans le thème virevoltant des violons, la panique du héros incapable d’arrêter la marche infernale du balai.
Après un brusque silence, symbolisant le coup sec de la hache, Dukas réexpose le thème principal. Et, à l’instant où les deux morceaux du balai fendu se relèvent, la fugue simple se transforme en double fugue. Les thèmes doublés se croisent, se poursuivent et se chevauchent une nouvelle fois dans un tumulte délirant, qui nous emporte dans un tourbillon sonore enivrant. « Les développements se compliquent de plus en plus, et l’agitation grandit jusqu’à la folie, jusqu’au vertige, sans que jamais ce tumulte ait rien de confus ou d’obscur » dit Lalo dans Le Temps.
Le maître, dont la voix dominatrice s’entend aux cuivres fortissimo, rentre soudain et rétablit l’ordre en un tour de main. Le mouvement lent de l’introduction réapparait et laisse place à la réexposition finale des différents thèmes. Les quatre dernières notes, claquantes font penser à une gifle punissant l'imprudent.
L’orchestration est subtile, colorée, précise, solide et massive, les instruments très expressifs, pour un rendu profondément réaliste. De même, la forme épurée de la forme sonate classique utilisée par le compositeur (introduction, développement, drame, reprise, final) ainsi que la précision et les métamorphoses des lignes mélodiques permettent de suivre aisément le fil de la narration. Ne conservant de son sous-titre Scherzo Symphonique que l’esprit, il échafaude dans cette pièce un tableau solidement équilibré.

La plus belle interprétation à mon sens, par l'immense et oublié Ferenc Fricsay :


Et pour le plaisir :


mardi 2 août 2011

Nicolaï Rimsky-Korsakov - Sheherazade (1888) / 2e partie

Comme dans toutes les symphoniques classiques, deux thèmes « s’affrontent ». Le premier, impérieux, présenté par les vents et les cordes à l’unisson, est empreint de virilité : c’est le thème « masculin » des symphonistes classiques, celui du Sultan dans Shéhérazade. Le second, plus mélodique, presque langoureux et composé d’arabesques sinueuses, au violon solo, est celui de la Sultane. En tant que conteuse, son thème est logiquement exposé au début de chacun des mouvements : cette reprise systématique permet de faire le lien entre les différents tableaux et de créer une unité à l’œuvre. Cette formule est directement empruntée à Berlioz qui avait utilisé le même système dans la Symphonie Fantastique.

Ces deux thèmes circulent à travers toute l’œuvre, contrairement aux lois de la symphonie classique qui oblige le renouvellement du matériau musical.


D’autres thèmes, de personnages secondaires, sont exposés puis ré-exposés au fil de l’œuvre (un thème de trompettes et trombone du Récit de Kalender est ainsi repris dans le 4e mouvement par exemple). Ces airs courts, comme des leitmotivs, apparaissent de manière différenciée en fonction du contexte : le compositeur revendique cet usage non systématique du procédé. Lorsqu’on lui demanda pourquoi il réexposait ces thèmes parfois sans raison évidente, le compositeur répondit qu’il le faisait en fonction de « [s]a fantaisie ».


Ainsi, un même motif peut changer d’attribution selon l’envie du compositeur. « C'est en vain que l'on cherche des leitmotives toujours liés à telles images. Au contraire, dans la plupart des cas, tous ces semblants de leitmotive ne sont que des matériaux purement musicaux du développement symphonique. Ces motifs passent et se répandent à travers toutes les parties de l'œuvre, se faisant suite et s'entrelaçant. Apparaissant à chaque fois sous une lumière différente, dessinant à chaque fois des traits distincts et exprimant des situations nouvelles, ils correspondent chaque fois à des images et des tableaux différents ». Amoureux des couleurs orchestrales primaires, Rimsky-Korsakov procède par petites touches, transmettant les thèmes à différents instruments solistes (violon, trompette, clarinette, hautbois, basson,…) plutôt que créer de grands unissons orchestraux, comme cela se faisait dans l’école allemande ou chez Tchaïkovski.

Aux ressources propres de l'écriture s'ajoute l'emploi d'un orchestre aux sonorités larges et variées : suraigu des flûtes piccolo ; grave des tubas et des contrebasses ; large éventail des cuivres et des bois ; enfin, emploi d'instruments variés de la famille des percussions : triangle, tambourin, tambour, cymbale, grosse caisse.


Une introduction lente et grave en forme d’ « il était une fois » permet au compositeur d’exposer les deux thèmes, que nous avons déjà présentés.

La suite du premier mouvement, en forme sonate, est imprégné par la mer – crescendo et decrescendo successifs des cordes, arpèges, gammes, chromatismes –, en souvenir du voyage de deux ans du compositeur dans la Marine Impériale Russe. Le thème du Sultan, exposé sur un fond agité de vagues, devient le thème principal du mouvement. Au cours d’un très long développement, les thèmes se paraphrasent et s’entrelacent en une trame toujours plus dense ; le destin enchaîne les protagonistes, les uns aux autres.


Succédant à l’exposé du thème de Shéhérazade, le basson présente, dans le deuxième mouvement un thème principal burlesque, d’abord réexposé puis repris en variations par diverses familles instrumentales. Se mêlent à ce thème des fanfares de cuivre, sur des rythmes de marches marqués ; et sans cesse, des improvisations tourbillonnantes des bois, qui soulignent le caractère rhapsodique du mouvement. Notons que les Kalender (ou Calender) étaient des artistes, conteurs aux allures de tziganes, possédant une noblesse et une royauté propre.





Le troisième mouvement, lent, comme dans la plupart des symphonies traditionnelles, présente une scène d’amour, avec deux thèmes plus sereins, une mélodie sobre des cordes, au rythme ternaire berçant ; auquel se colle des crescendo de bois. Dans la partie médiane, le thème se mue en une danse élégante, avec un accompagnement rythmique raffiné avant de retrouver, vers la fin – paraphrasé par Shéhérazade – sa grâce initiale.





Le quatrième mouvement s’ouvre sur un conflit ouvert et violent entre le Sultan et Shéhérazade, qui finit toutefois à distraire son époux avec une fête orientale. Rimsky-Korsakov réutilise dans ce mouvement les thèmes développés ou esquissés dans les mouvements précédents. Le thème principal du premier mouvement resurgit au moment le plus dramatique, le naufrage, évoqué avec réalisme par les chromatismes tonitruants et les roulements de tambours.


L’épilogue réexpose une dernière fois les deux thèmes principaux. Toutefois, le Sultan reprend la parole d’une voix plus douce ; tandis que la mélodie de Shéhérazade s’élève au violon jusqu’à une note finale suraiguë ; et un accord paisible de mi majeur qui conclut la pièce.







Et juste pour rire...





Quelques années plus tard, en 1910, le célèbre Diaghilev réutilisa les premier, second et quatrième mouvements, dans une de ses productions des Ballets Russes parisiens – au cours de la même saison que l’Oiseau de Feu de Stravinsky. La mise en scène « grand spectacle » du chorégraphe, loin de la sobriété que Rimsky-Korsakov avait recommandé, fut certainement responsable de l’immense popularité de l’œuvre en Europe, encore tenace aujourd’hui.

samedi 30 juillet 2011

Nicolaï Rimsky-Korsakov - Sheherazade (1888) / 1ere partie

La musique dans l’Empire russe du milieu du XIXe siècle vit s’affronter deux courants esthétiques. D’un côté, les artistes « officiels », conformistes mais raffinés, héritiers des grands courants d’Europe occidentale et centrale. Tous ces compositeurs, à l’image de ses chefs de file, les frères Antoine et Nicolas Rubinstein, puis plus tard Tchaïkovski, avaient fait leurs études en Allemagne, et ne cessaient de se référer à Beethoven et Brahms. De l’autre, un groupe éclectique de cinq amis compositeurs (qu’on surnommera – quelle imagination – « groupe des cinq ») qui s’était formé autour de César Cui, de Balakirev, de Borodine, de Moussorgsky et de Rimsky-Korsakov. Ces compositeurs s’employèrent à rechercher et à réutiliser dans leur musique le folklore russe, dans le but de faire émerger un art populaire et original, typiquement russe, en rupture avec la musique occidentale. L’expansion de l’Empire russe vers l’est et le sud, à l’intérieur du monde islamique servit également de matériau artistique à ces compositeurs. Ainsi, Rimsky-Korsakov était fasciné par les charmes de cet orient enchanté, peuplé de rêves, de couleurs, de chaleur, d’aventures exotiques et de sensualité ardente, qu’il voyait comme un Eden lointain et idéal. Ce Shéhérazade, composé en 1888, s’inscrit dans cette attirance irrésistible de l’Orient.



Il est important de comprendre que, contrairement à ce qu’on imagine généralement, les réunions du groupe étaient plus l’occasion d’établir un débat d’idées – et de boire jusqu’au bout de la nuit, plutôt qu’à définir une réelle ligne artistique homogène : chacun pouvait ensuite reprendre à son compte l’un des axes définis, et était libre de développer à sa manière ses propres théories. Rimsky-Korsakov, aristocrate de naissance – qui avait décidé d’abandonner du jour au lendemain une brillante carrière d’officier de la marine pour étudier puis enseigner la musique, était musicalement beaucoup plus conformiste que ses congénères : il réutilisait par exemple bien souvent les formes classiques que les autres rejetaient, mais en les détournant.



Tous ces compositeurs bénéficièrent à la fois des théories musicales développées par leur « maître spirituel » Glinka ; et surtout – car c’est toujours le nerf de la guerre – de l’aide financière du mécène Belaïev qui, grâce à la création d’une maison d’édition de musique russe à Leipzig, contribua largement à faire connaître leurs œuvres à travers l’Europe.

Sous-titré « suite symphonique », Shéhérazade est à mi-chemin entre la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz (1830) et le Poème symphonique, composé par Franz Liszt en 1854 ; à la limite entre la « musique à programme » et la « musique absolue ». A l’origine, Rimsky-Korsakov voulait composer une suite possédant le cadre externe d’une symphonie (quatre mouvements, orchestre relativement restreint) mais dont l’ensemble gardait la liberté de la Rhapsodie. Ainsi, il avait projeté d’appeler sobrement les quatres parties de son œuvre : I. Prélude. II. Ballade. III. Adagio. IV. Finale.



Toutefois, après avoir découvert le fameux cycle de contes orientaux Les Mille et Une Nuits d’Arabie, le compositeur décida d’adapter certains de ces récits, et de les mettre en musique. Chacune des quatre parties reprend donc le titre et le récit d’un conte :

I. La mer et le bateau de Sinbad

II. Le récit du Prince Kalender

III. Le jeune Prince et la jeune Princesse

IV. La Fête de Bagdad – La mer – Naufrage sur les Rochers.

Mais plutôt que coller à l’œuvre littéraire, Rimsky-Korsakov s’attacha à n’en réutiliser que l’esprit poétique du récit et « les images des Mille et Unes Nuits ». Il utilisa les titres pour expliciter le choix de certains choix esthétiques, mais préféra ne pas définir de programme trop précis, laissant à l’auditeur à son imagination. Le compositeur insista ainsi à de nombreuses reprises sur le fait qu’il ne cherchait pas à raconter d’histoire en particulier, ni à décrire des détails précis.



La préface de sa partition résume à la fois la trame et l’argument de la pièce : « le Sultan Shariar, convaincu de l’infidélité des femmes, avait juré de mettre à mort chacune de ses épouses au terme d’une seule nuit. La Sultane Shéhérazade sauva cependant sa vie en le divertissant grâce à des histoires qu’elle lui raconta durant mille et une nuits. Vaincu par la curiosité, le Sultan remit de jour en jour l’exécution de sa femme et décida finalement de renoncer à son vœu sanglant. De nombreux prodiges furent ainsi racontés au Sultan. Pour ses histoires, la Sultane emprunta les vers de paroles et les paroles de chansons populaires et construisit de toutes pièces contes et aventures, imbriquant les histoires les unes dans les autres ». Quelques années plus tard, dans son autobiographie (Journal de ma vie musicale), Rimsky-Korsakov revint sur la génèse de l’œuvre : « Le programme qui me guida pour la composition de Shéhérazade consistait en épisodes distincts, sans lien entre eux, et d’images des Mille et Une Nuits. Le lien entre eux consistait en de brèves introductions aux première, deuxième et quatrième parties et en un intermède contenu dans la troisième, destinés au violon solo, et représentant Shéhérazade elle-même racontant ses histoires merveilleuses au terrible sultan. La conclusion de la quatrième partie a la même signification artistique (…). Je pensais composer une suite symphonique en quatre parties, intimement liées par des thèmes et des motifs communs, mais se présentant comme un kaléidoscope d’images fabuleuses de caractère oriental ».






Pour écouter en même temps les oeuvres, trois disques :

K. Kondrachine/Concertgebow Orchestra - Philips (1980), référence absolue

V. Gergiev / Kirov Orchestra - Philips (2002), pour la passion qui s'en dégage

Sir T. Beecham / Royal Philarmonic Orchestra - EMI (1974), pour la poésie et la douceur

mardi 19 juillet 2011

Maurice Ravel - La Valse (1919-1920) / 2e partie


Ecrit pour grand orchestre de chambre (bois par trois), la Valse est fait de deux grands crescendos.

L’introduction est sourde et mystérieuse, pianissimo, avec des trémolos et des pizzicati des contrebasses. Les bassons révèlent des bribes du premier thème, prolongé par des trémolos des violons.

Un glissando de harpe introduit ce premier thème, élégant et gracieux, exposé par les violons. Le second thème, également très chantant, est exposé par les hautbois, puis repris par les violons. L’accompagnement, composé en gammes chromatiques ascendantes et descendantes, et de trilles rapides, permet d’éclairer et d’enrichir les thèmes principaux. On perçoit aisément les influences viennoises dans la composition. Cependant, Ravel semble s’amuser de la tradition en exagérant régulièrement la traditionnelle suspension entre le deuxième et le troisième temps de la mesure.

L’ensemble se mêle, gonfle jusqu’à exploser. Les cuivres et les percussions font deux appels retentissants sur un rythme quasi-militaire de deux doubles- croche. Les cordes enchaînent sur une série de bariolages complexes, tandis que l’accompagnement reprend le rythme classique de la valse viennoise (silence-noir-noir).

La transition avec la seconde partie est particulièrement originale : Ravel énonce le thème dans l’extrême aigu au piccolo, le fait redescendre, passe le relais aux bois, puis aux violons, puis aux violoncelles… et fait ainsi en sorte que l’orchestre tombe vers le grave et le silence.

Cette seconde partie reprend globalement les mêmes procédés d’orchestration, par épisodes. Cependant, ce deuxième crescendo est plus court et surtout beaucoup plus véhément, ramassant les thèmes et les rythmes multiformes pour les briser les uns contre les autres. En effet, après un court moment d’apaisement, tout s’accélère: les différents épisodes, les différents thèmes sont repris par l’orchestre, de plus en plus rapidement. Une certaine confusion s’installe, au fur et à mesure que l’harmonie disparaît. Les violons enchaînent des rythmes saccadés, en même temps qu’on entend en accompagnement de gigantesques montées chromatiques (des contrebasses aux trompettes !).

Juste après le climax, Ravel ralentit subitement, comme pour reprendre son souffle et jouer avec les nerfs de ses auditeurs.

Le rythme obsessionnel revient très vite, accompagné par une montée psychotique des cuivres. Ravel ne respecte plus réellement les règles de base de la valse : on voit de plus en plus apparaître des séries de quartolets (notamment aux cordes et aux bois). De plus les déplacements des accents toniques du troisième vers le deuxième temps (amplifiés par des appuis marqués), l’auditeur perd le rythme même de valse.

On entre alors dans un tourbillon sauvage de notes et de rythmes d’une violence inouïe. Certains y ont vu une influence du Sacre du Printemps de son ami Stravinsky. La Valse s’achève subitement sur une série de cinq notes – qui sonnent comme cinq coups – rapides, par tout l’orchestre.

samedi 16 juillet 2011

Maurice Ravel - La Valse (1919-1920) / 1e partie

Ravel fut, sa vie durant, un amateur éclairé et un amoureux de la danse. Une grande partie de son répertoire fait ainsi référence à des danses du monde entier : espagnoles (boléro, habanera, jota, malaguena), slaves (mazurka, czerdas), ou anciennes (menuet, passacaille, pavane, rigaudon, forlane). Il éprouvait cependant pour la valse « une sympathie intense et toute particulière pour (ses) rythmes admirables, et pour la joie de vivre qui s'y exprime ». On retrouve d'ailleurs ce type de danse dans L'Heure Espagnole, Ma Mère L'Oye, L'Enfant et les Sortilèges ou dans les Valses Nobles et Sentimentales.


En 1906, Ravel, alors âgé de 30 ans, avait envisagé de composer un poème symphonique pour le ballet, avec « une apothéose de la valse. L'idée lui était venue d'une conversation avec le chorégraphe Diaghilev (resté célèbre pour avoir apporté les ballets russes à Paris). Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient pris l'habitude de nommer leur projet « Wien » en hommage au compositeur viennois Johann Strauss.


La Première Guerre Mondiale l'obligea à remettre ses projets. Ravel connut, à la fin de la guerre, une longue période de dépression, renforcée par la mort de sa mère, qu'il chérissait. Pendant plus d’un an, il cessa totalement de composer. Malgré tout, avec la mort de Debussy en 1918, Ravel était devenu l'un des compositeurs majeurs de l'Ecole française moderne. La Valse allait confirmer ce statut.


A la fin de l'année 1919, Ravel décida de se retirer chez des amis en Ardèche. Il composa avec un rare acharnement La Valse, comme un exutoire, et l'acheva en moins de cinq mois.


L'argument de La Valse tient en peu de mots, qu'on peut lire en tête de la partition : « des nuées tourbillonnantes laissent entrevoir par éclaircies des couples de valseurs. Elles se dissipent peu à peu : on distingue une immense salle peuplée d'une foule tournoyante. La salle s'éclaire progressivement. La lumière des lustres éclate au fortissimo. Une cour impériale vers 1855. ». Il concevait son oeuvre comme « une métaphore de la grandeur, de la décadence puis de la destruction de la civilisation » : à l'image romantique et fastueuse de la cour viennoise du XIXe siècle, illustrée par les Valses de Strauss, succédait l'image d'un monde décadent, menacé par la ruine et la guerre. A un journaliste hollandais, il expliqua qu’il voyait sa Valse comme « une extase dansante, tournoyante, presque hallucinante, un tourbillon de plus en plus passionné et épuisant de danseuses qui se laissent déborder les emporter uniquement par la valse ».


Ravel avait décidé dès 1906 de dédier sa Valse à son amie Misia Sert. C'est dans l'appartement de cette dernière que le compositeur interpréta pour la première fois en avril 1920, une version transcrite pour deux pianos. Il joua en compagnie de Marcelle Meyer, et en présence de Stravinsky, Poulenc et Diaghilev. Poulenc reporta des années plus tard la réaction du chorégraphe : « C'est un chef-d'oeuvre, mais ce n'est pas un ballet. C'est de la peinture de ballet ! (…) » (Moi et mes amis, 1963). Ravel, furieux du refus de Diaghilev de représenter La Valse aux ballets russes, décida de couper tout lien avec lui. Il ne pardonna pas non plus à Stravinsky, son vieil ami, son silence face aux propos de son compatriote.


Le 12 décembre 1920, Camille Chevillard et l'Orchestre des Concerts Lamoureux exécutèrent la première version concert (sans ballet donc), tandis que Bronislava Nijinska et la troupe d'Ida Rubinstein créèrent la version chorégraphique le 23 mai 1929.


A l'image de Diaghilev, les critiques français furent partagés : alors que Capdevielle écrivit que « La Valse est une sorte de névrose exaspérée (…) », un autre critique, Lindenlaub, soutint au contraire que « La Valse envoûte et créé un (...) vertige, des angoisses, des détresses. Cette frénésie montante et lugubre, la lutte entre ce Johann Strauss qui ne veut pas mourir et cette course à la ruine qui prend une allure de danse macabre. Ravel a retrouvé les valses d'antan au milieu des ruines, du vide du temps présent ».


Il fallut attendre dix ans avant que l'oeuvre ne rentre dans le répertoire des orchestres symphoniques français. Au contraire, elle connut immédiatement un succès immense à l'étranger, notamment aux Etats-Unis et en Angleterre. De même à Vienne, le concert donné en 1921 et dirigé par Ravel lui-même fut un triomphe. Schönberg y félicita chaleureusement son homologue. L’œuvre reste aujourd’hui la plus jouée du compositeur basque, avec bien entendu le Boléro.

mardi 12 juillet 2011

Hector Berlioz - Symphonie Fantastique (1830)


En 1827, Berlioz assista à Paris (bien qu'il ne comprît pas un mot d'anglais), à une représentation du Hamlet de Shakespeare et tomba désespérément amoureux de la jeune actrice irlandaise Harriet Smithson. Échouant à la séduire par ses lettres, il conçut le projet de la conquérir par sa musique.

C’est ainsi qu’en 1830, il composa un Épisode de la vie d’un artiste, sous-titré symphonie fantastique en cinq parties (titre inspiré par les Contes Fantastiques de E.T.A Hoffmann). Il décrivit son œuvre comme « une immense composition d’un genre nouveau au moyen de laquelle je tâcherai d’impressionner fortement l’auditoire ». Il expliqua dans ses Mémoires que, « immédiatement après ma composition sur Faust [les Huit scènes sur la vie de Faust], et toujours sous l’influence du poème de Gœthe, j’écrivis ma Symphonie fantastique avec beaucoup de peine pour certaines parties, avec une facilité incroyable pour d’autres. […] J’ai néanmoins beaucoup retouché ces deux morceaux et tous les autres du même ouvrage pendant plusieurs années. »

Achevée le 16 avril 1830, l’œuvre fut créée le 5 décembre 1830 au Conservatoire de Paris, sous la direction de François-Antoine Habeneck, et devant tous les gens du monde (qu’on surnommait « la Jeune France »). Alors que la date avait été choisie en son honneur, Harriet Smithson n'assista pas à cette Première.

On a du mal aujourd’hui à mesurer la révolution que constitua cette œuvre comme le choc que ressentit le public. On peut en juger en lisant le récit du spectacle que Berlioz fit à son père : « Succès extraordinaire. La Symphonie Fantastique a été accueillie avec des cris et des trépignements. C’était une fureur ! Liszt, le célèbre pianiste, m’a pour ainsi dire emmené de force dîner chez lui en m’accablant de tout ce que l’enthousiasme a de plus énergique. ». On raconte que Liszt, « se fit remarquer de tout l’auditoire par ses applaudissements et ses enthousiastes acclamations ». Fétis, critique à la fameuse Revue Musicale écrivit le lendemain : « ce jeune musicien, poussé par son instinct vers une route […] a réalisé une composition fort extraordinaire. Le génie des effets neufs s’y manifeste de la manière la plus évidente et annonce une imagination vaste. Enfin, on y trouve une physionomie individuelle prononcée, en dehors des formes ordinaires de l’art ». Il est évident que l’esprit de liberté qui a inauguré la monarchie de Juillet a favorisé l’éclosion de la Symphonie Fantastique, comme de la bataille d’Hernani. Il reconnut d’ailleurs qu’il « parviendrait dix fois plus tôt que sans cette révolution, faite exprès pour les arts ».

Deux ans plus tard, le Conservatoire organisa un second concert au cours duquel l’orchestre joua la Symphonie fantastique et Lélio. Le public comprenait, en plus de l’ensemble de la génération de jeunes artistes romantiques Harriet Smithson et Heinrich Heine. Ce dernier raconta que « Berlioz, à la chevelure ébouriffée, jouait les timbales tout en regardant l'actrice d'un visage obsédé et chaque fois que leurs yeux se rencontraient, il frappait encore d'une plus grande vigueur ». Pour l’anecdote, notons que Berlioz réussit finalement, grâce à son œuvre, à séduire puis à épouser la jeune actrice et qu’ils eurent une relation tumultueuse avant de divorcer quelques années plus tard.

Le compositeur remania son œuvre à plusieurs reprises, une première fois lors de son voyage en Italie, en 1831 et une seconde en 1845, pour la première édition. L’œuvre originelle de 1830, très différente de celle connue aujourd’hui, est impossible à reconstituer.

Chef-d’œuvre révolutionnaire, sa composition marque une étape décisive dans la carrière du compositeur : elle est à la fois l’aboutissement de ses années d’apprentissage et le point de départ de l’œuvre symphonique de sa maturité. Si on perçoit indéniablement l’influence de la Neuvième symphonie de Beethoven quasi-contemporaine (publiée sept ans auparavant), le style et l’originalité de Berlioz s’expriment largement dans cette pièce.

Le traitement expressif de l'orchestre est sans précédent. La musique relève alternativement la beauté (au début), l'élé-gance (de la scène de bal), le pastoral (les champs), les ténèbres (l'échafaud), le démoniaque (le sabbat). C’est une révolution dans l'art de l'orchestration : lorsque les anciens recherchaient une musique claire, Berlioz ordonnait à l'orchestre de murmurer, de chanter, de crier voire de hurler. L’écriture, le choix, l’utilisation originale des instruments et l'audace des effets (comme l'ambitus des nuances, des intensités et des timbres, la place donnée à la mise en espace, les élaborations rythmiques et les entrées disparates) font du jeune Berlioz – il n'avait que 27 ans – l’un des maîtres de l'orchestration.
Berlioz, dans un souci de compréhension, publia un « programme » présentant l’argument de l’œuvre. Il le fit éditer dans le Figaro, et le distribua au public le soir de la Première.
« Un jeune musicien d’une sensibilité maladive et d’une imagination ardente s’est empoisonné avec de l’opium dans un accès de désespoir amoureux. La dose de narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un lourd sommeil peuplé de cauchemars et des plus étranges visions, pendant lequel ses sensations, ses sentiments, ses souvenirs se traduisent dans son cerveau malade en pensées et en images musicales. La femme aimée est devenue pour lui une mélodie et comme une idée fixe qu’il retrouve et qu’il entend partout ».

Première Partie : Rêveries – Passions (do mineur – do majeur)
« Il se rappelle d’abord ce malaise de l’âme, ce vague des passions, ces mélancolies, ces joies sans sujet qu’il éprouva avant d’avoir vu celle qu’il aime ; puis l’amour volcanique qu’elle lui inspira subitement, ses délirantes angoisses, ses jalouses fureurs, ses retours de tendresse, consolations religieuse ».
Allegro de sonate « classique », Berlioz n’utilise que les bois par deux, auxquels il faut ajouter huit cuivres, les deux timbales et les cordes.
Un climat introductif situe l’atmosphère de rêverie. Le thème du largo, surnommé « le coup de foudre » et chanté par les violons, reprend note pour note une mélodie ancienne : la romance d’Estelle écrite douze ans plus tôt, sur des vers de Florian. Le caractère vocal apparaît largement dans ses accents rythmiques.

Ce premier thème s’enchaîne directement sur un allegro figurant les diverses passions et présentant pour la première fois le thème plein de grâce et de douceur de « l’idée fixe », incarnant la bien-aimée. Cette mélodie est tirée de sa cantate Herminie (1828).
Les deux premières mesures sont écrites comme un bondissement vers l’aigu en deux impulsions successives sur les trois degrés d’un accord parfait de do majeur. Le poète, sous l’effet de la drogue, sursaute (note la plus aigue sur le temps faible), puis retombe dans une douloureuse mélancolie (grand mouvement descendant disjoint, renforcé par son apparition sur un temps fort).
Berlioz joue sur ce thème de l’idée fixe, transposé à plusieurs reprises tout au long du développement, jusqu’à la domi-nante tout au long du développement, pour marquer tour à tour la joie et la passion, la rage et la jalousie du poète. Cette économie mélodique met en valeur l’unité de la pièce et porte son argument.
Soulignons l’importance des accords très expressifs qui accompagnent la mélodie : les groupes de deux doubles (la première plus accentuée) marquent le rythme d’un cœur qui bat de plus en plus vite.
La fin du mouvement est marquée par un retour au calme, une série de longs accords étalés, rappelant les chorals, et une cadence plagale.

Deuxième Partie : Un bal (la majeur)
« Il retrouve l’aimée dans un bal au milieu d’une fête brillante »
Ce Lied qui joue le rôle du scherzo symphonique, est composé pour un orchestre réduit : bois par deux (sans les bassons), 4 cors, 2 harpes (instrument que Berlioz chérissait) et les cordes.
Dès l’introduction portée par les deux harpes, le compositeur nous engage dans un monde féérique, au-delà du temps et de l’espace, à mi-chemin entre le rêve et la réalité. La célèbre valse élégante qui apparait alors (forme rondo) contraste avec le caractère exalté du premier mouvement. Composée sur un air et un rythme de valse parisienne, elle donne un caractère de fête à la musique.
Au milieu du tumulte du bal, l’artiste prend conscience de la présence de sa bien-aimée : l’idée fixe apparaît à deux reprises aux clarinettes, sous sa forme intégrale, puis plus brièvement à la fin du mouvement.
Le final grandiose entraîne le poète dans une ronde tourbillonnante qui semble sans fin.

Troisième Partie : Scène aux champs (fa majeur)
« Un soir d’été, se trouvant à la campagne, il entend au loin deux pâtres qui dialoguent un ranz de vaches [air popu-laire de bergers suisses] ; ce duo pastoral, le lieu de la scène, le léger bruissement des arbres doucement agités par le vent, quelques motifs d’espérance qu’il a conçus depuis peu, tout concourt à rendre à son cœur un calme inaccoutumé et à donner à ses idées une couleur plus riante. Il réfléchit sur son isolement ; il espère n’être bientôt plus seul... Mais si elle le trompait… L’un des pâtres reprend sa naïve mélodie, l’autre ne répond plus. Le soleil se couche… À la fin, l’un des pâtres reprend le ranz de vaches l’autre ne répond plus... Bruit éloigné de tonnerre... Solitude... Silence... »
La Scène au Champs est le cœur de la symphonie (la place normale du mouvement lent) et aussi le tournant du dra-me : du monde réel, imaginé dans les trois premiers mouvements, on s’achemine vers le monde du cauchemar dans les deux derniers. « La scène aux champs, qui impressionne toujours si vivement le public et moi-même, me fatigua pen-dant plus de trois semaines ; je l’abandonnai et le repris deux ou trois fois », dit-il dans ses Mémoires.
L’orchestration s'élargit : les bois sont toujours par deux, mais avec 4 bassons, 4 cors, 4 timbales, et les cordes. À noter qu’on trouve dans ce mouvement le premier solo de cor anglais de l’histoire de la musique symphonique.
Le « ranz des vaches » des pâtres qu’on entend au début et à la fin du mouvement est tiré du Gratias de la Messe So-lennelle (1824). Cette mélodie en fa majeur fait l’objet de nombreuses variations. La douceur idyllique du duo champê-tre des deux bergers (cor anglais et hautbois) accompagne le poète, dans son rêve, qui répond presque en secret :
Le mouvement est un hommage évident à la Symphonie n°6 « Pastorale » de Beethoven. Rappelons que c’est la dé-couverte de ce dernier qui, en 1828, orienta Berlioz de manière décisive vers la musique symphonique. Outre la même tonalité lumineuse de fa majeur, les échos de cette symphonie sont identifiables, en particulier la discrète allusion au chant des oiseaux du second mouvement de la Pastorale. Cependant, à l’hymne à la nature de la Pastorale s’oppose le sentiment d’isolement qui baigne la Scène aux champs.
L’idée fixe, à laquelle les flûtes et les hautbois font déjà une brève allusion au début du mouvement, réapparaît à la clarinette au milieu de l’orage (roulement de timbale, large ondulation des basses et accords des cuivres), puis une troisième fois dans un ton plus apaisé. Ainsi, même dans le calme de la campagne, le poète ne peut s’empêcher de penser à sa bien-aimée : il suffit que la mélodie aimée lui passe par l’esprit pour que le désordre de la passion vienne troubler le calme de la nature.
Les lointains grondements de tonnerre intensifient de sombres pressentiments et annoncent l’assassinat de celle-ci à la fin du mouvement.

Quatrième Partie : Marche au supplice (sol mineur – si b majeur)
« Ayant acquis la certitude que non-seulement celle qu’il adore ne répond pas à son amour, mais qu’elle est incapable de le comprendre, et que, de plus, elle en est indigne, l’artiste s’empoisonne avec de l’opium. La dose du narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un sommeil accompagné des plus horribles visions. Il rêve qu’il a tué celle qu’il aimait, qu’il est condamné, conduit au supplice. Le cortège s’avance, aux sons d’une marche tantôt sombre, tantôt brillante et solennelle, dans laquelle un bruit sourd de pas graves succède sans transition aux éclats les plus bruyants. À la fin de la marche, les quatre premières mesures de l’idée fixe reparaissent un instant comme une dernière pensée d’amour interrompue par le coup fatal ».
La Marche au supplice fut écrite en une nuit puisqu’il réutilisa intégralement un thème à son opéra inachevé, les Francs-Juges (1826). Les hallucinations de l’artiste empoisonné s’intensifient jusqu’à former un rêve presque mania-que où il se culpabilise : il se figure avoir tué celle qu’il aimait et devoir expier cet acte sous le couperet du bourreau.
Ce mouvement est marqué par la participation de tous les pupitres de cuivres (4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, 2 tubas), et de 7 percussions (4 timbales, grosse caisse, tambour d'orchestre, cymbales), auxquels s’ajoutent les bois par deux et les cordes.
Le premier thème, exposé aux violoncelles, repris ensuite par les violons, marque la prise de conscience du poète de son acte (l’assassinat de la femme aimée). Véritable descente inexorable dans les profondeurs, le thème est composé de trois séquences, calquées rythmiquement les unes sur les autres, sur des mouvements descendants conjoints jusqu’à la septième majeure.
Le second thème, qui représente la justice, est interprété aux cuivres (trompettes, trombones et cors). Il éclate dans un si bémol majeur fracassant, qui s’oppose au sol mineur du premier thème, et fait prédominer un rythme régulier et obsédant.

Dans la version de la Symphonie fantastique, Berlioz ajoute à la marche des Francs Juges une évocation inattendue des premières mesures de l’idée fixe à la clarinette solo. Le poète, mené à l’échafaud se souvient d’elle au moment fatal. La mélodie est brutalement interrompue au milieu de sa première courbe, par deux pizzicati des cordes, évoquant la chute de la guillotine. L’orchestre attaque alors un accord en sol majeur fracassant, répété seize fois de suite, avec un énorme roulement de trois timbales : c’est le bourreau qui brandit la tête tranchée.

Cinquième Partie : Songe d'une Nuit de Sabbat (mi b majeur – do mineur – do majeur)
« Il se voit au sabbat, au milieu d’une troupe affreuse d’ombres, de sorciers, de monstres de toute espèce, réunis pour ses funérailles. Bruits étranges, gémissements, éclats de rire, cris lointains auxquels d’autres cris semblent répondre. La mélodie aimée reparaît encore, mais elle a perdu son caractère de noblesse et de timidité ; ce n’est plus qu’un air de danse ignoble, trivial et grotesque : c’est elle qui vient au sabbat... Rugissement de joie à son arrivée... Elle se mêle à l’orgie diabolique... Glas funèbre, parodie burlesque du Dies irae. Ronde du Sabbat. La Ronde du Sabbat et le Dies irae ensemble ».
Berlioz utilise la même orchestration que dans le mouvement précédent, mais y ajoute une petite clarinette, des clo-ches et des divisions chez les cordes (en 2 et 3 voix).
Apprenant qu’Harriet Smithson avait une relation scandaleuse avec son impresario, Berlioz composa ce mouvement final avec plein de rancune. La bien-aimée est représentée, selon ses propres mots comme « une catin sans vergogne [car] c’est une courtisane, feux et tonnerre ! Je la plains et je la méprise. C’est une femme ordinaire, douée d’un génie instinctif pour exprimer les déchirements de l’âme humaine qu’elle n’a jamais ressentis, et incapable de concevoir un sentiment immense et noble comme celui dont je l’honorais » (lettre du 23 février 1830).
Ce mouvement, de forme très libre, est volontairement le plus provocant de toute la symphonie ; il va bien au delà de tout ce qui avait pu être tenté dans le genre jusqu’alors. L’artiste, assoiffé de vengeance, imagine retrouver sa bien-aimée sous les traits d’une sorcière grimée et défigurée par une assemblée de sorcières, de monstres et de fantômes : l’idée fixe apparaît sous un jour cru et déformé, entonnée par la stridente clarinette en mi bémol avec ses trilles, com-me un grand rire sardonique.
Le thème devient le point de départ d’une action inouïe d’autodestruction. Les thèmes principaux retentissent les uns à la suite des autres.
Onze fois répétée, une sonnerie de cloches se mêle aux sons du Dies irae. Les tubas et les bassons, dans le grave en valeurs longues, émettent une première fois le thème. Il est repris ensuite par les trombones et les cors, une octave au-dessus et dans un tempo double. La troisième entrée (des trombones), deux octaves au-dessus, prend à son tour un aspect caricatural.
À ce thème répond la Ronde du sabbat, fondée sur des superpositions de rythmes binaires et ternaires. « Elle !!! Elle !!! Ses traits nobles et gracieux défigurés par une ironie affreuse, sa douce voix changée en hurlement de bacchante, puis ces cloches, ce chant de mort, religieux et impie, funèbre et burlesque, emprunté à l’Église par l’Enfer pour une insultante parodie ! ».

Les deux thèmes finissent par se confondre. Une fugue étrange s’ouvre alors, parfois enjouée, parfois ironique (avec le col legno des cordes), ou inquiétante (arpèges brisées des bois, reprise du thème grave du Dies Irae aux cuivres en contrepoint). La strette finale permet au compositeur de fusionner tous les thèmes afin de conclure sur l’animando poco final et le brillant accord final de do majeur.