lundi 27 février 2012

Paul Dukas - L'Apprenti Sorcier (1897)

Au XIXe siècle, nombre de compositeurs s’essayèrent à la composition de poèmes symphoniques à partir d’un argument littéraire. Depuis Liszt (Eine Faust-Symphonie) et Saint-Saëns (le Rouet d’Omphale ou Phaéton), cette forme musicale consistant à dramatiser et mettre en musique une histoire ou une légende sous la forme d’une pièce orchestrale, connut un développement fulgurant. On peut citer parmi les résultats les plus aboutis et les plus célèbres Rimsky-Korsakov (Schéhérazade), Franck (Le Chasseur maudit, Psyché), Sibelius (Finlandia), Smetana (Ma Patrie), R. Strauss (Till l’espièle, Ainsi parlait Zarathoustra), ou Stravinsky (le Chant du Rossignol). Walt Disney, qui réalisa Fantasia en 1940 (film indissociable de la musique de Dukas dans l’inconscient collectif) ne fit que reprendre cette idée pour mettre… la musique en images !

L’Apprenti Sorcier est tiré d’une ballade de quatorze strophes intitulée Zauberlehrling, écrit par Johann-Wolfgang Goethe en 1797. Notons que cette ballade avait elle-même pour origine une histoire de l’écrivain grec de l’Antiquité Samosate, Les Amis du mensonge ou l'incrédule. Voulant imiter son maître magicien, l’un de ses aides – quelque peu fainéant – prononce une formule magique pour transformer son balai en serviteur docile et lui ordonne de remplir un bassin d’eau pour faire le ménage à sa place. Malheureusement, l’enchantement lui échappe et le balai ne cesse de lui apporter des seaux d’eau, tant est si bien que la maison finit par être inondée. L’apprenti sorcier se saisit alors d’une hache et fend le balai en deux. Mais, après quelques secondes de répit, les débris du balai s’ébranlent et remplissent à leur tour inlassablement le récipient. Le retour providentiel et inespéré du magicien permet de ramener le calme et de renvoyer le balai à sa tâche première.
L’œuvre fut créée tout juste un siècle après son pendant littéraire, à Paris le 18 mai 1897. Dukas dirigea lui-même l’Orchestre de la Société Nationale de Musique. L’enthousiasme du public fut tel que le jeune compositeur de L’Apprenti sorcier, alors âgé de 32 ans, devint célèbre en une seule soirée. Malgré tout, il eut du mal à concrétiser les espoirs que ses contemporains fondèrent en lui : très sévère envers lui-même, il préférait détruire une partition plutôt que de présenter un résultat dont il n’était pas satisfait. Aussi, seules 20% de ses œuvres nous sont parvenues et moins de 10% furent jouées du vivant du compositeur.

L'Apprenti sorcier est une pièce courte (une dizaine de minutes) mais écrit pour grand orchestre symphonique : des bois par deux, auxquels s’adjoignent un piccolo, une clarinette basse et un contrebasson, un pupitre de cuivres fourni (deux trompettes, deux cornets à pistons en renfort, quatre cors et trois trombones), de nombreuses percussions (trois timbales, grosse caisse, glockenspiel, cymbales et triangle), une harpe et les cordes.

Dans l’introduction lente et mystérieuse, le contrebasson puis tout l’orchestre exposent, sur un fond de cordes, tour à tour le thème de l’apprenti, et celui de l’incantation magique. Ce court préambule se clôt par un accord sec et un brusque silence. Le second thème, plus droit notamment dans les accords rythmiques aux cuivres en ternaire et en fa mineur, suggère l'ordre et le savoir du maître. Le troisième thème, plus rapide et aux rythmes plus marqués, suggère le mouvement du balai.
Le développement fugué de cet épisode occupe la place la plus importante de l’œuvre : les trompettes sonnent, le basson (le balai) s’anime de plus en plus vivement dans un rythme lancinant. Dans le même temps, la réapparition du thème de l’apprenti, en do mineur, vient traduire la joie assez désinvolte de l’adolescent, satisfait de sa réussite. Les trois thèmes s’entremêlent, nous permettant de « voir » les allées et venues du balai, tout comme le bouillonnement de l’eau. L’orchestre tout entier commente l’action et traduit, dans le thème virevoltant des violons, la panique du héros incapable d’arrêter la marche infernale du balai.
Après un brusque silence, symbolisant le coup sec de la hache, Dukas réexpose le thème principal. Et, à l’instant où les deux morceaux du balai fendu se relèvent, la fugue simple se transforme en double fugue. Les thèmes doublés se croisent, se poursuivent et se chevauchent une nouvelle fois dans un tumulte délirant, qui nous emporte dans un tourbillon sonore enivrant. « Les développements se compliquent de plus en plus, et l’agitation grandit jusqu’à la folie, jusqu’au vertige, sans que jamais ce tumulte ait rien de confus ou d’obscur » dit Lalo dans Le Temps.
Le maître, dont la voix dominatrice s’entend aux cuivres fortissimo, rentre soudain et rétablit l’ordre en un tour de main. Le mouvement lent de l’introduction réapparait et laisse place à la réexposition finale des différents thèmes. Les quatre dernières notes, claquantes font penser à une gifle punissant l'imprudent.
L’orchestration est subtile, colorée, précise, solide et massive, les instruments très expressifs, pour un rendu profondément réaliste. De même, la forme épurée de la forme sonate classique utilisée par le compositeur (introduction, développement, drame, reprise, final) ainsi que la précision et les métamorphoses des lignes mélodiques permettent de suivre aisément le fil de la narration. Ne conservant de son sous-titre Scherzo Symphonique que l’esprit, il échafaude dans cette pièce un tableau solidement équilibré.

La plus belle interprétation à mon sens, par l'immense et oublié Ferenc Fricsay :


Et pour le plaisir :