mardi 12 juillet 2011

Hector Berlioz - Symphonie Fantastique (1830)


En 1827, Berlioz assista à Paris (bien qu'il ne comprît pas un mot d'anglais), à une représentation du Hamlet de Shakespeare et tomba désespérément amoureux de la jeune actrice irlandaise Harriet Smithson. Échouant à la séduire par ses lettres, il conçut le projet de la conquérir par sa musique.

C’est ainsi qu’en 1830, il composa un Épisode de la vie d’un artiste, sous-titré symphonie fantastique en cinq parties (titre inspiré par les Contes Fantastiques de E.T.A Hoffmann). Il décrivit son œuvre comme « une immense composition d’un genre nouveau au moyen de laquelle je tâcherai d’impressionner fortement l’auditoire ». Il expliqua dans ses Mémoires que, « immédiatement après ma composition sur Faust [les Huit scènes sur la vie de Faust], et toujours sous l’influence du poème de Gœthe, j’écrivis ma Symphonie fantastique avec beaucoup de peine pour certaines parties, avec une facilité incroyable pour d’autres. […] J’ai néanmoins beaucoup retouché ces deux morceaux et tous les autres du même ouvrage pendant plusieurs années. »

Achevée le 16 avril 1830, l’œuvre fut créée le 5 décembre 1830 au Conservatoire de Paris, sous la direction de François-Antoine Habeneck, et devant tous les gens du monde (qu’on surnommait « la Jeune France »). Alors que la date avait été choisie en son honneur, Harriet Smithson n'assista pas à cette Première.

On a du mal aujourd’hui à mesurer la révolution que constitua cette œuvre comme le choc que ressentit le public. On peut en juger en lisant le récit du spectacle que Berlioz fit à son père : « Succès extraordinaire. La Symphonie Fantastique a été accueillie avec des cris et des trépignements. C’était une fureur ! Liszt, le célèbre pianiste, m’a pour ainsi dire emmené de force dîner chez lui en m’accablant de tout ce que l’enthousiasme a de plus énergique. ». On raconte que Liszt, « se fit remarquer de tout l’auditoire par ses applaudissements et ses enthousiastes acclamations ». Fétis, critique à la fameuse Revue Musicale écrivit le lendemain : « ce jeune musicien, poussé par son instinct vers une route […] a réalisé une composition fort extraordinaire. Le génie des effets neufs s’y manifeste de la manière la plus évidente et annonce une imagination vaste. Enfin, on y trouve une physionomie individuelle prononcée, en dehors des formes ordinaires de l’art ». Il est évident que l’esprit de liberté qui a inauguré la monarchie de Juillet a favorisé l’éclosion de la Symphonie Fantastique, comme de la bataille d’Hernani. Il reconnut d’ailleurs qu’il « parviendrait dix fois plus tôt que sans cette révolution, faite exprès pour les arts ».

Deux ans plus tard, le Conservatoire organisa un second concert au cours duquel l’orchestre joua la Symphonie fantastique et Lélio. Le public comprenait, en plus de l’ensemble de la génération de jeunes artistes romantiques Harriet Smithson et Heinrich Heine. Ce dernier raconta que « Berlioz, à la chevelure ébouriffée, jouait les timbales tout en regardant l'actrice d'un visage obsédé et chaque fois que leurs yeux se rencontraient, il frappait encore d'une plus grande vigueur ». Pour l’anecdote, notons que Berlioz réussit finalement, grâce à son œuvre, à séduire puis à épouser la jeune actrice et qu’ils eurent une relation tumultueuse avant de divorcer quelques années plus tard.

Le compositeur remania son œuvre à plusieurs reprises, une première fois lors de son voyage en Italie, en 1831 et une seconde en 1845, pour la première édition. L’œuvre originelle de 1830, très différente de celle connue aujourd’hui, est impossible à reconstituer.

Chef-d’œuvre révolutionnaire, sa composition marque une étape décisive dans la carrière du compositeur : elle est à la fois l’aboutissement de ses années d’apprentissage et le point de départ de l’œuvre symphonique de sa maturité. Si on perçoit indéniablement l’influence de la Neuvième symphonie de Beethoven quasi-contemporaine (publiée sept ans auparavant), le style et l’originalité de Berlioz s’expriment largement dans cette pièce.

Le traitement expressif de l'orchestre est sans précédent. La musique relève alternativement la beauté (au début), l'élé-gance (de la scène de bal), le pastoral (les champs), les ténèbres (l'échafaud), le démoniaque (le sabbat). C’est une révolution dans l'art de l'orchestration : lorsque les anciens recherchaient une musique claire, Berlioz ordonnait à l'orchestre de murmurer, de chanter, de crier voire de hurler. L’écriture, le choix, l’utilisation originale des instruments et l'audace des effets (comme l'ambitus des nuances, des intensités et des timbres, la place donnée à la mise en espace, les élaborations rythmiques et les entrées disparates) font du jeune Berlioz – il n'avait que 27 ans – l’un des maîtres de l'orchestration.
Berlioz, dans un souci de compréhension, publia un « programme » présentant l’argument de l’œuvre. Il le fit éditer dans le Figaro, et le distribua au public le soir de la Première.
« Un jeune musicien d’une sensibilité maladive et d’une imagination ardente s’est empoisonné avec de l’opium dans un accès de désespoir amoureux. La dose de narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un lourd sommeil peuplé de cauchemars et des plus étranges visions, pendant lequel ses sensations, ses sentiments, ses souvenirs se traduisent dans son cerveau malade en pensées et en images musicales. La femme aimée est devenue pour lui une mélodie et comme une idée fixe qu’il retrouve et qu’il entend partout ».

Première Partie : Rêveries – Passions (do mineur – do majeur)
« Il se rappelle d’abord ce malaise de l’âme, ce vague des passions, ces mélancolies, ces joies sans sujet qu’il éprouva avant d’avoir vu celle qu’il aime ; puis l’amour volcanique qu’elle lui inspira subitement, ses délirantes angoisses, ses jalouses fureurs, ses retours de tendresse, consolations religieuse ».
Allegro de sonate « classique », Berlioz n’utilise que les bois par deux, auxquels il faut ajouter huit cuivres, les deux timbales et les cordes.
Un climat introductif situe l’atmosphère de rêverie. Le thème du largo, surnommé « le coup de foudre » et chanté par les violons, reprend note pour note une mélodie ancienne : la romance d’Estelle écrite douze ans plus tôt, sur des vers de Florian. Le caractère vocal apparaît largement dans ses accents rythmiques.

Ce premier thème s’enchaîne directement sur un allegro figurant les diverses passions et présentant pour la première fois le thème plein de grâce et de douceur de « l’idée fixe », incarnant la bien-aimée. Cette mélodie est tirée de sa cantate Herminie (1828).
Les deux premières mesures sont écrites comme un bondissement vers l’aigu en deux impulsions successives sur les trois degrés d’un accord parfait de do majeur. Le poète, sous l’effet de la drogue, sursaute (note la plus aigue sur le temps faible), puis retombe dans une douloureuse mélancolie (grand mouvement descendant disjoint, renforcé par son apparition sur un temps fort).
Berlioz joue sur ce thème de l’idée fixe, transposé à plusieurs reprises tout au long du développement, jusqu’à la domi-nante tout au long du développement, pour marquer tour à tour la joie et la passion, la rage et la jalousie du poète. Cette économie mélodique met en valeur l’unité de la pièce et porte son argument.
Soulignons l’importance des accords très expressifs qui accompagnent la mélodie : les groupes de deux doubles (la première plus accentuée) marquent le rythme d’un cœur qui bat de plus en plus vite.
La fin du mouvement est marquée par un retour au calme, une série de longs accords étalés, rappelant les chorals, et une cadence plagale.

Deuxième Partie : Un bal (la majeur)
« Il retrouve l’aimée dans un bal au milieu d’une fête brillante »
Ce Lied qui joue le rôle du scherzo symphonique, est composé pour un orchestre réduit : bois par deux (sans les bassons), 4 cors, 2 harpes (instrument que Berlioz chérissait) et les cordes.
Dès l’introduction portée par les deux harpes, le compositeur nous engage dans un monde féérique, au-delà du temps et de l’espace, à mi-chemin entre le rêve et la réalité. La célèbre valse élégante qui apparait alors (forme rondo) contraste avec le caractère exalté du premier mouvement. Composée sur un air et un rythme de valse parisienne, elle donne un caractère de fête à la musique.
Au milieu du tumulte du bal, l’artiste prend conscience de la présence de sa bien-aimée : l’idée fixe apparaît à deux reprises aux clarinettes, sous sa forme intégrale, puis plus brièvement à la fin du mouvement.
Le final grandiose entraîne le poète dans une ronde tourbillonnante qui semble sans fin.

Troisième Partie : Scène aux champs (fa majeur)
« Un soir d’été, se trouvant à la campagne, il entend au loin deux pâtres qui dialoguent un ranz de vaches [air popu-laire de bergers suisses] ; ce duo pastoral, le lieu de la scène, le léger bruissement des arbres doucement agités par le vent, quelques motifs d’espérance qu’il a conçus depuis peu, tout concourt à rendre à son cœur un calme inaccoutumé et à donner à ses idées une couleur plus riante. Il réfléchit sur son isolement ; il espère n’être bientôt plus seul... Mais si elle le trompait… L’un des pâtres reprend sa naïve mélodie, l’autre ne répond plus. Le soleil se couche… À la fin, l’un des pâtres reprend le ranz de vaches l’autre ne répond plus... Bruit éloigné de tonnerre... Solitude... Silence... »
La Scène au Champs est le cœur de la symphonie (la place normale du mouvement lent) et aussi le tournant du dra-me : du monde réel, imaginé dans les trois premiers mouvements, on s’achemine vers le monde du cauchemar dans les deux derniers. « La scène aux champs, qui impressionne toujours si vivement le public et moi-même, me fatigua pen-dant plus de trois semaines ; je l’abandonnai et le repris deux ou trois fois », dit-il dans ses Mémoires.
L’orchestration s'élargit : les bois sont toujours par deux, mais avec 4 bassons, 4 cors, 4 timbales, et les cordes. À noter qu’on trouve dans ce mouvement le premier solo de cor anglais de l’histoire de la musique symphonique.
Le « ranz des vaches » des pâtres qu’on entend au début et à la fin du mouvement est tiré du Gratias de la Messe So-lennelle (1824). Cette mélodie en fa majeur fait l’objet de nombreuses variations. La douceur idyllique du duo champê-tre des deux bergers (cor anglais et hautbois) accompagne le poète, dans son rêve, qui répond presque en secret :
Le mouvement est un hommage évident à la Symphonie n°6 « Pastorale » de Beethoven. Rappelons que c’est la dé-couverte de ce dernier qui, en 1828, orienta Berlioz de manière décisive vers la musique symphonique. Outre la même tonalité lumineuse de fa majeur, les échos de cette symphonie sont identifiables, en particulier la discrète allusion au chant des oiseaux du second mouvement de la Pastorale. Cependant, à l’hymne à la nature de la Pastorale s’oppose le sentiment d’isolement qui baigne la Scène aux champs.
L’idée fixe, à laquelle les flûtes et les hautbois font déjà une brève allusion au début du mouvement, réapparaît à la clarinette au milieu de l’orage (roulement de timbale, large ondulation des basses et accords des cuivres), puis une troisième fois dans un ton plus apaisé. Ainsi, même dans le calme de la campagne, le poète ne peut s’empêcher de penser à sa bien-aimée : il suffit que la mélodie aimée lui passe par l’esprit pour que le désordre de la passion vienne troubler le calme de la nature.
Les lointains grondements de tonnerre intensifient de sombres pressentiments et annoncent l’assassinat de celle-ci à la fin du mouvement.

Quatrième Partie : Marche au supplice (sol mineur – si b majeur)
« Ayant acquis la certitude que non-seulement celle qu’il adore ne répond pas à son amour, mais qu’elle est incapable de le comprendre, et que, de plus, elle en est indigne, l’artiste s’empoisonne avec de l’opium. La dose du narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un sommeil accompagné des plus horribles visions. Il rêve qu’il a tué celle qu’il aimait, qu’il est condamné, conduit au supplice. Le cortège s’avance, aux sons d’une marche tantôt sombre, tantôt brillante et solennelle, dans laquelle un bruit sourd de pas graves succède sans transition aux éclats les plus bruyants. À la fin de la marche, les quatre premières mesures de l’idée fixe reparaissent un instant comme une dernière pensée d’amour interrompue par le coup fatal ».
La Marche au supplice fut écrite en une nuit puisqu’il réutilisa intégralement un thème à son opéra inachevé, les Francs-Juges (1826). Les hallucinations de l’artiste empoisonné s’intensifient jusqu’à former un rêve presque mania-que où il se culpabilise : il se figure avoir tué celle qu’il aimait et devoir expier cet acte sous le couperet du bourreau.
Ce mouvement est marqué par la participation de tous les pupitres de cuivres (4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, 2 tubas), et de 7 percussions (4 timbales, grosse caisse, tambour d'orchestre, cymbales), auxquels s’ajoutent les bois par deux et les cordes.
Le premier thème, exposé aux violoncelles, repris ensuite par les violons, marque la prise de conscience du poète de son acte (l’assassinat de la femme aimée). Véritable descente inexorable dans les profondeurs, le thème est composé de trois séquences, calquées rythmiquement les unes sur les autres, sur des mouvements descendants conjoints jusqu’à la septième majeure.
Le second thème, qui représente la justice, est interprété aux cuivres (trompettes, trombones et cors). Il éclate dans un si bémol majeur fracassant, qui s’oppose au sol mineur du premier thème, et fait prédominer un rythme régulier et obsédant.

Dans la version de la Symphonie fantastique, Berlioz ajoute à la marche des Francs Juges une évocation inattendue des premières mesures de l’idée fixe à la clarinette solo. Le poète, mené à l’échafaud se souvient d’elle au moment fatal. La mélodie est brutalement interrompue au milieu de sa première courbe, par deux pizzicati des cordes, évoquant la chute de la guillotine. L’orchestre attaque alors un accord en sol majeur fracassant, répété seize fois de suite, avec un énorme roulement de trois timbales : c’est le bourreau qui brandit la tête tranchée.

Cinquième Partie : Songe d'une Nuit de Sabbat (mi b majeur – do mineur – do majeur)
« Il se voit au sabbat, au milieu d’une troupe affreuse d’ombres, de sorciers, de monstres de toute espèce, réunis pour ses funérailles. Bruits étranges, gémissements, éclats de rire, cris lointains auxquels d’autres cris semblent répondre. La mélodie aimée reparaît encore, mais elle a perdu son caractère de noblesse et de timidité ; ce n’est plus qu’un air de danse ignoble, trivial et grotesque : c’est elle qui vient au sabbat... Rugissement de joie à son arrivée... Elle se mêle à l’orgie diabolique... Glas funèbre, parodie burlesque du Dies irae. Ronde du Sabbat. La Ronde du Sabbat et le Dies irae ensemble ».
Berlioz utilise la même orchestration que dans le mouvement précédent, mais y ajoute une petite clarinette, des clo-ches et des divisions chez les cordes (en 2 et 3 voix).
Apprenant qu’Harriet Smithson avait une relation scandaleuse avec son impresario, Berlioz composa ce mouvement final avec plein de rancune. La bien-aimée est représentée, selon ses propres mots comme « une catin sans vergogne [car] c’est une courtisane, feux et tonnerre ! Je la plains et je la méprise. C’est une femme ordinaire, douée d’un génie instinctif pour exprimer les déchirements de l’âme humaine qu’elle n’a jamais ressentis, et incapable de concevoir un sentiment immense et noble comme celui dont je l’honorais » (lettre du 23 février 1830).
Ce mouvement, de forme très libre, est volontairement le plus provocant de toute la symphonie ; il va bien au delà de tout ce qui avait pu être tenté dans le genre jusqu’alors. L’artiste, assoiffé de vengeance, imagine retrouver sa bien-aimée sous les traits d’une sorcière grimée et défigurée par une assemblée de sorcières, de monstres et de fantômes : l’idée fixe apparaît sous un jour cru et déformé, entonnée par la stridente clarinette en mi bémol avec ses trilles, com-me un grand rire sardonique.
Le thème devient le point de départ d’une action inouïe d’autodestruction. Les thèmes principaux retentissent les uns à la suite des autres.
Onze fois répétée, une sonnerie de cloches se mêle aux sons du Dies irae. Les tubas et les bassons, dans le grave en valeurs longues, émettent une première fois le thème. Il est repris ensuite par les trombones et les cors, une octave au-dessus et dans un tempo double. La troisième entrée (des trombones), deux octaves au-dessus, prend à son tour un aspect caricatural.
À ce thème répond la Ronde du sabbat, fondée sur des superpositions de rythmes binaires et ternaires. « Elle !!! Elle !!! Ses traits nobles et gracieux défigurés par une ironie affreuse, sa douce voix changée en hurlement de bacchante, puis ces cloches, ce chant de mort, religieux et impie, funèbre et burlesque, emprunté à l’Église par l’Enfer pour une insultante parodie ! ».

Les deux thèmes finissent par se confondre. Une fugue étrange s’ouvre alors, parfois enjouée, parfois ironique (avec le col legno des cordes), ou inquiétante (arpèges brisées des bois, reprise du thème grave du Dies Irae aux cuivres en contrepoint). La strette finale permet au compositeur de fusionner tous les thèmes afin de conclure sur l’animando poco final et le brillant accord final de do majeur.

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