lundi 4 juillet 2011

Igor Stravinsky - Le sacre du Printemps (1913)

Le Sacre du Printemps est né d’une idée d’Igor Stravinsky en 1910, alors qu’il se consacrait à l’écriture de L’Oiseau de Feu. Il « entrevit dans [son] imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps » (Chroniques, 1950). Cette vision l’avait de ses propres mots « fortement impressionné », à tel point qu’il en parla immédiatement à son ami peintre et décorateur Nicolas Roerich, spécialiste du paganisme ainsi – et surtout – qu’à Diaghilev, directeur des fameux Ballets Russes.

Dès l’été 1911, le titre, l’argument, l’ordre des danses, une bonne partie des thèmes principaux, ainsi que l’Introduction et les Augures printaniers étaient prêts. Diaghilev fut si enthousiaste à la vue des premières ébauches de son jeune protégé, devenu depuis la nouvelle coqueluche du Paris mondain, qu’il versa une avance confortable à Stravinsky.

En 1912, les quelques 120 répétitions du Prélude à l’après midi d’un faune de Debussy firent prendre un retard considérable à la nouvelle création de Stravinsky. Ce dernier en profita pour travailler d’arrache-pied à fixer les derniers détails de son œuvre. Le 8 mars 1913, il signa la partition définitive qu’il remit à son commanditaire. Le 9 juin, il apporta la réduction pour piano à quatre mains à Debussy et au musicologue Louis Laloy. Celui-ci fit le récit de cette rencontre : « Debussy consentit à jouer la basse […] Le regard immobilisé par les lunettes, piquant du nez vers le clavier, par instants chantonnant une partie élaguée, Stravinsky entrainait dans un débordement sonore les mains agiles et molles de son compagnon qui suivait sans accroc. Quand ils eurent terminé, il ne fut plus question d’embrassades, ni même de compliments. Nous étions muets, terrassés comme après un ouragan venu du fond des âges, prendre notre vie aux racines ».

Commencées à la fin de 1912 à Berlin, les répétitions du corps de ballet se poursuivirent à Vienne, à Londres puis à Monte-Carlo, au gré des déplacements de la compagnie. Stravinsky était passablement stressé et énervé. Il renvoya dès le premier jour le pianiste allemand, lui reprochant de prendre ses tempi trop lents. Le ton monta également rapidement entre le compositeur et Vaslav Nijinsky, le chorégraphe, Stravinsky stigmatisant son « ignorance des notions élémentaires de la musique » (Nijinsky n’était ni musicien ni instrumentiste). « Ces lacunes étaient si graves qu’elles ne pouvaient être compensées par ses visions plastiques, parfois d’une réelle beauté. […]. Quand, écoutant la musique il méditait des mouvements, il fallait toujours encore lui rappeler la mesure, ses divisions et ses valeurs. C’était une besogne exaspérante, on avançait à pas de tortue. Ce travail devenait encore plus pénible pour la raison que Nijinsky compliquait et surchargeait ses danses outre mesure et créait ainsi aux exécutants des difficultés parfois insurmontables. Les danseurs avaient répété pendant des mois durant ; ils ne connaissaient pas leur chorégraphie, du moins même si ce qu’ils dansaient n’avait aucune corrélation avec la musique. ‘Je compterai jusqu’à quarante, pendant que vous jouez’ me dit Nijinsky ‘et nous verrons où nous aboutirons’. Il ne pouvait comprendre que même si nous arrivions à quelque point ‘ensemble’, cela ne voulait pas dire que nous avions été ensemble tout le long de la partition. Les danseurs suivaient aussi le compte de Nijinsky plutôt que celui de la musique ; […] si bien que personne ne pouvait suivre la mesure ».

Les répétitions de l’orchestre, dirigées par Pierre Monteux, furent réduites à trois services, les 26 et 27 mai 1913. Le 28 mai, la générale, en présence « de nombreux artistes, peintres, musiciens [dont Debussy et Ravel], hommes de lettres et les représentants les plus cultivés de la société parisienne », la générale se déroula dans un calme absolu.

Malgré les difficultés rencontrées lors des répétitions, personne ne s’était préparé à vivre l’un des plus grands scandales de l’histoire de la musique, en ce 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Elysées. Stravinsky lui-même écrivit plus tard qu’il était « à dix lieux de prévoir que le spectacle pût provoquer un tel déchaînement ».

Dès les premières notes, des rires et des moqueries retentirent (« faites venir un dentiste pour la dame ! », « ta gueule ! », « qu’on arrête de se moquer de nous ! »). « Ces manifestations, d’abord isolées, devinrent bientôt générales et, provoquant d’autre part des contre-manifestations, elles se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable. Je n’avais jamais été aussi furieux de ma vie ». On sait aujourd’hui que Diaghilev, en prévision d’un potentiel scandale, avait distribué des billets d’arrières corbeilles à de jeunes étudiants parisiens, chargés de soutenir l’œuvre par des applaudissements nourris. Ce qu’ils firent avec force et conviction, rendant l’atmosphère encore plus électrique.

La salle était en ébullition. « Je passais en coulisses et demeurait là pendant toute la représentation à côté de Nijinsky. Celui-ci était debout sur une chaise, criant éperdument aux danseurs (« seize, dix-sept, dix-huit !»). Naturellement les pauvres danseurs n’entendaient rien à cause du tumulte dans la salle et de leur propre trépignement. Je devais tenir Nijinsky par son vêtement car il rageait, prêt à tout moment à bondir sur la scène pour faire un esclandre. Diaghilev, dans l’intention de faire cesser ce tapage, donnait aux électriciens l’ordre tantôt d’allumer, tantôt d’éteindre la lumière dans la salle. C’est tout ce que j’ai retenu de cette première ».

De son côté, Monteux dirigeait l’Orchestre des Ballets Russes et restait « impassible et blindé comme un crocodile ». Cocteau retrouva à deux heures du matin Stravinsky, Nijinsky et Diaghilev. Ce dernier, en pleurs, répétait sans cesse : « c’est exactement ce que je voulais » dans les bras d’un Nijinsky, blanc comme un linge. Pendant ce temps, le compositeur, excité, furieux et dégoûté faisait les cents pas dans la pièce.

Stravinsky attribua entièrement l’échec de cette première au chorégraphe. Cependant, des musicologues retrouvèrent la partition ayant servi de base de travail lors des répétitions. Les annotations sur celle-ci montrent que les deux hommes travaillèrent de concert et d’un commun accord à la mise en place de la chorégraphie. D’ailleurs, Stravinsky reconnut lui-même bien plus tard, en 1971, que « de toutes les versions du Sacre, celle de Nijinsky est la meilleure » (sic). Celle-ci, disparue pendant des décennies, fut retrouvée par des musicologues américains. Reprise avec succès à Los Angeles en 1987, elle connut un accueil chaleureux à Paris, en 1991.

La critique de l’époque dénonça vigoureusement les dissonances de la musique. « Jamais le système et le culte de la fausse note n’ont été pratiqués avec autant de zèle et de continuité » écrivit Pierre Lalo dans Le Temps. « On veut nous montrer les danses de la Russie préhistorique : on nous présente donc, pour faire primitif, des danses de sauvages, de Caraïbes, de Canaques », affirma Adolphe Boschot dans L’Echo de Paris.

Il est pourtant intéressant de constater qu’aucune des représentations ultérieures ne rencontrèrent de problème particulier : les 2, 4, 6 et 13 juin, le public réserva même un accueil triomphal au compositeur, tout comme celles du 11, 18 et 23 juin, à Londres. Les critiques se firent toutefois tout aussi acerbes : « Le grand bluff est raté. Ainsi s’achève l’histoire de l’imposture la plus risible de notre temps » (E. Newman, Sunday Times) ; « Les tableaux se succèdent et se confondent comme dans l’auberge du tohu-bohu. Ce ne sont que syncopes, dissonances, borborygmes et miaulements » (J.D., Le Soir) ; « Stravinsky construit avec des détritus des œuvres des autres ».

Stravinsky insista à de plusieurs reprises sur l’absence d’intrigue réelle dans le Sacre et n’avoir été « guidé par aucun système ». L’argument, présenté aux spectateurs de la Première, le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Elysées nous est parvenu :

Premier Tableau :

Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d’herbe. Une grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l’avenir selon les rites. L’Aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l’amène pour l’unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase.

Deuxième Tableau :

Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes contemplent le sacrifice. C’est ainsi qu’on sacrifie à Iarilo, le magnifique, le flamboyant.

Un entretien de Stravinsky par le chef Robert Craft éclaire sous un autre jour l’argument du Sacre : « ce que j’aime le plus en Russie, c’est le printemps dans toute sa violence, qui vient d’un seul coup, en une heure, comme si la terre entière éclatait. Chaque année, c’est ce qui arrivait de plus merveilleux… La glace, sur la Neva, avait plusieurs pieds d’épaisseur. Vous imaginez ici le craquement à la toute première heure du dégel ! Le fracas était tel que l’on ne s’entendait pas parler… ».

L’Introduction débute par le célèbre thème au basson solo, issu du folklore lituanien. La tribu, représentée par le pupitre des vents et des cuivres auxquels se joignent plus tard les cordes, fête l’éveil de la nature par une série de danses célébrant l’adolescence (Jeu du rapt, Rondes printanières, Jeux des cités rivales). Le cortège des sages s’avance et le plus ancien se prosterne pour poser un baiser sur la Terre. Ce premier hommage est suivi de la Danse de la Terre, qui donne lieu au premier accès de frénésie. Au cours d’une cérémonie nocturne, des cercles mystérieux d’adolescentes se forment et dansent à des rythmes rapides, en contre temps. De ces rangs surgie l’Elue. Des danseurs invoquent les esprits des ancêtres sur un étrange duo entre cor anglais et flûte alto. La Danse sacrale voit la glorification de l’Elue par le groupe d’adolescentes, sur un accompagnement ostinato mené par la trompette. Le niveau sonore, la rythmique deviennent insoutenables. Les trombones font entendre des hymnes chromatiques descendants, tandis que les percussions scandent les convulsions de la Terre. L’Elue danse seule frénétiquement, entourée par les différents groupes. Un court point d’orgue suvi d’un dernier motif ascendant aux flûtes annoncent le dernier sursaut de la danseuse et l’accomplissement du sacrifice rituel.

La forme du Sacre est déroutante et résistante à toute analyse musicale approfondie : les notions et les structures traditionnelles (concordances, rappels, reprises de thèmes, développements ou récapitulatifs) y sont rare voire absents. Au contraire, on voit sans cesse apparaître de nouveaux thèmes, de nouvelles formes. « Je n’avais que mon oreille pour me guider ; j’entendais et écrivais ce que j’entendais. Je suis le vaisseau à travers lequel est passé le Sacre », dit le compositeur. L’unité de l’œuvre se situe dans les caractères stylistiques récurrents et dans le découpage des mouvements en trois grandes catégories : chants, danses et processions. L’écriture se compose de séquences de blocs mélodiques et rythmiques qui se confrontent et s’affrontent régulièrement. Stravinsky use abondamment d’accords superposés, formant des agrégats dissonants successifs, eux-mêmes construits autour de tonalités étendues voire de polytonalités.

Pourtant, si les musicologues reconnurent tous l’extraordinaire originalité de la partition, ils insistèrent également sur le fait qu’elle était moins révolutionnaire qu’il n’y paraissait à la première écoute. Au delà des apparences, et malgré ce qu’en dit Stravinsky lui-même (il y a très peu de tradition dans la musique du Sacre et aucune théorie »), l’écriture reste ancrée dans son époque, prenant place dans le retour au paganisme, cher à l’Art Nouveau du début du XXe siècle, aux côtés de Daphnis et Chloé de Ravel, ou de l’Après Midi d’un Faune et des Rondes de Printemps de Debussy. La rythmique et la métrique (on trouve des mesures à cinq, sept et même onze temps en binaire voire à dix-sept en ternaire) ont longtemps captivé les compositeurs et les musicologues, jusqu’à ce que Pierre Boulez en fasse une étude approfondie et complète. C’est peut-être dans ces innovations rythmiques qu’il faut chercher le caractère véritablement unique de cette partition. Stravinsky reconnut d’ailleurs que « on m’a fait révolutionnaire malgré moi… Le ton d’une œuvre comme le Sacre a pu paraître arrogant, le langage qu’elle parlait a pu sembler rude en sa nouveauté : cela n’implique nullement qu’elle soit révolutionnaire au sens du mot le plus subversif ».

Notons pour conclure que cette œuvre magistrale, « n’est pas un commencement, mais une fin, un aboutissement, sans prolongement marquant dans la production ultérieure du compositeur. […] Tout ce qu’il a écrit depuis 1914 est en réaction profonde contre le Sacre », comme le souligne le musicologue Boris de Schlozer. En effet, le Sacre resta sans suite, sans écho ni équivalent réel dans le corpus du compositeur (Petruchka et Les Noces, les deux œuvres les plus proches chronologiquement du Sacre rompent complètement avec cette esthétique, tout comme ses réalisations ultérieures très influencées par le néo-classissisme) ; ou dans la production de ses contemporains.

L’œuvre est devenue un classique du Répertoire : plus de cent chorégraphies ont été montées depuis sa création (on en compte près d’une par an dans le monde) ; et la version orchestrale, encore plus souvent jouée, comptait en 2010 près de mille interprétations.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire