samedi 9 juillet 2011

Maurice Ravel - Ma Mère l'Oye (1910)


« Ma Mère l’Oye, pièces enfantines pour piano à quatre mains, date de 1908. Le dessein d’évoquer dans ces pièces la poésie de l’enfance m’a naturellement conduit à simplifier ma manière et à dépouiller mon écriture. L’ouvrage fut écrit par Valvins à l’intention de mes jeunes amis Mimie et Jean GODEBSKY [fille et fils d’amis fidèles de Ravel] ». La musique se révélant trop difficile pour les dédicataires, la première audition fut donnée par deux jeunes pianistes. Le titre de l’œuvre est tiré des Contes de ma mère l’oye (1695) de Charles PERRAULT, de chansons homonymes de Tristan KLINGSOR (1906) et de certains contes de la comtesse D’AULNOY et de BEAUMONT. Ravel resta sa vie durant très proche du monde de l’enfance (on disait d’ailleurs qu’il n’était vraiment lui-même qu’avec eux).
RAVEL présenta au public le 20 avril 1910, lors de la soirée inaugurale de la SMI, une orchestration « de ces petites fantaisies musicales, pour un petit orchestre de 32 musiciens ». C’est cette orchestration que vous entendrez ce soir. En 1911, sur insistance de Jacques ROUCHE, directeur du Théâtre des Arts, le compositeur transforma les pièces pour orchestre en ballet, qui est aujourd’hui la 7e œuvre la plus jouée au monde… loin derrière le Boléro !
Les éloges furent dans l’ensemble favorables : le compositeur Manuel de FALLA, dans une lettre à Maurice RAVEL en 1924 louait « votre admirable Ma Mère l’Oye […] dans laquelle brillent une ingéniosité et une virtuosité qui n’ont jamais été surpassées ». Edouard LALO en 1920 ajouta que « l’instrumentation de RAVEL, faite de ‘riens délicieux’ où chaque timbre, chaque nuance des instruments produisent exactement leur effet ». Colette écrivit au compositeur, en 1919 : « savez-vous que des orchestres de cinémas jouent vos charmants contes de Ma Mère l’Oye pendant qu’on déroule du Far-West ? ». Le philosophe Georges BENJAMIN raconta même avoir vu Messiaen jouer Ma Mère l’Oye « en larmes ». Le succès fut tel que l’œuvre fut programmée dans le monde entier, dès sa création. Dès 1910, dans une lettre à Ida GODEBSKY, le compositeur affirma avoir reçu de son éditeur « une coupure d’Allemagne de notre Ma Mère l’Oye qui disait : […] ‘probablement les plus remarquables pièces enfantines qui existent’. Quel peuple délicat et compréhensif ! »
Pourtant, d’autres critiques furent plus durs : le compositeur Reynaldo HAHN par exemple se méfiait « de la fausse naïveté de ces pièces : c’est un délassement raffiné que goûteront surtout les gens raffinés, dont le principe essentiel est d’obtenir, par la complication, des effets de simplicité quasi puéril » ; Charles TENROC parla de « miocheries […], un talent gâché en ouvrage de dames ».

Ravel expose la cruauté des contes de fées dans ces pièces épurées, d’une orchestration minutieuse et souvent très classique. Loin des complexités harmoniques et des riches accords du contemporain Gaspard de la Nuit, Ravel se rapproche ici d’un Satie (un exemplaire de Ma Mère l’Oye comporte d’ailleurs la dédicace « Pour Erik Satie, grand-papa des ‘Entretiens’ et d’autres. Hommage affectueux d’un disciple ») et des néo-classiques d’après-guerre.

I. PAVANE DE LA BELLE AU BOIS DORMANT

La Pavane ne s’adresse pas cette fois à une Infante Défunte (1899), mais à une princesse endormie, d’après le conte de Charles PERRAULT.
Le thème joué par la flûte, comme une cantilène berçant le sommeil de la princesse, est bref, composé de deux sections de quatre mesures. La première section (antécédent) présente un mouvement en quarte ascendant de la à mi (sur l’accord parfait de la mineur) ; suivie d’un infléchissement légèrement mélancolique, par la quinte do–sol ; puis d’une formule conclusive une nouvelle fois descendante en quartes. La deuxième section (conséquent) dérive de la première dont elle est l’image inversée : cellule de six notes en forme de U répétée une fois en mouvement descendant de mi à la ; suivie d’une remontée sur l’intervalle de quinte la–mi ; une formule conclusive privilégiant les intervalles ré-la et do-sol ; suivie d’une cadence modale, très proche des intervalles dans les chants grégoriens (il assemble un « scandicus flexus » - la-do-mi-ré - et un « Porrectus » - ré-sol-la -), utilisée ici comme archaïsme, comme pour marquer une distance avec le temps.

II. PETIT POUCET :

« Il croyait trouver aisément son chemin par le moyen de son pain qu’il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu’il n’en put retrouver une seule miette ; les oiseaux étaient venus qui avaient tout mangé » (C. PERRAULT).
L’orchestre semble suivre l’enfant et ses frères – représentés par les cordes, dans leur périple au plus profond de la forêt, sur la trace des miettes de pain : les mouvements ascendants en gammes de plus en plus longues, suivies d’intervalles descendants, suggèrent l’errance des enfants. Car tout est errance dans ce Petit Poucet : errance mélodique, rythmique (quatre, six, huit, puis dix croches reviennent par saut d’octave à la note de départ, chaque mesure) et métrique (mesures à 2/4, 3/4, 4/4 et même 5/4). Le chant harmonieux et réconfortant en intervalles parallèles des vents (hautbois, cor anglais, clarinette puis flûte) accompagne leur quête.
Pourtant, le découragement semble s’emparer des enfants tandis que la forêt se fait menaçante (harmoniques, trilles et glissandi des violons ; incises du piccolo). Les enfants semblent alors entamer un dialogue angoissé avant de reprendre finalement leur marche (reprise du thème initial), et de disparaître définitivement dans la forêt.

III. LAIDERONNETTE, IMPERATRICE DES PAGODES :

« Elle se déshabilla et se mit dans le bain. Aussitôt pagodes et pagodines se mirent à chanter et à jouer des instruments : tels avaient des théorbes faits d’une coquille de noix ; tels avaient des violes faites d’une coquille d’amande ; car il fallait bien proportionner les instruments à leur taille » (Mme d’AULNOY : Serpentin Vert, 1757).
Dans une interview au De Telegraaf datée du 31 mars 1931, Ravel explique ainsi qu’il tient « la musique javanaise pour la plus élaborée d’extrême orient, et [qu’il lui] emprunte souvent des thèmes : Laideronette, dans Ma Mère l’Oye avec des cloches du temple provient de Java, aussi bien harmoniquement que mélodieusement ». En 1889, le jeune Ravel – il avait alors 14 ans, lors de l’Exposition Universelle, fut fasciné par les sonorités extrêmes-orientales et notamment les échelles défectibles (qu’il réutilisera dans le Concerto pour la main gauche). Aussi, Ravel s’inspira largement des percussions javanaises et notamment du gamelan javanais pour composer cette pièce. D’ailleurs, le titre même introduit le terme de « pagodes », ces lieux de cultes bouddhistes, nombreux dans cette région. Cette influence orientale est récurrente chez RAVEL : il réutilise des thèmes ou des formules dans le chant parodique de la tasse chinoise de l’Enfant et les Sortilèges ; dans Daphnis et Chloé (Chansons madécasses) ; dans Chapeau chinois ; dans les deux Shéhérazade et dans Morgiane (d’après les 1001 Nuits). Cette attirance pour le monde oriental était fréquent à cette époque : Claude DEBUSSY, par exemple, composa également des Pagodes, pour piano seul.
Une cadence de harpe, suivie d’une cadence de célesta, auxquels répond un ensemble de vents (flûte-cors-clarinettes-bassons) règlent l’entrée de l’impératrice et de sa cour ; le tam-tam appuie de ses résonances le côté oriental. La pièce se développe avec la mélodie principale au célesta. Cette partie, sorte de menuet/trio central, exprime la majesté impériale : percussions graves et gong, battements du jeu de timbres et, pour finir, quatre accords sur les notes de la gamme chromatique en très vifs glissandi de la harpe doublée par le tutti, sont utilisés à cet effet. Les deux thèmes sont ensuite superposés sur toute l’étendue de la palette sonore de l’orchestre.

IV. ENTRETIENS DE LA BELLE ET LA BETE

« - Quand je pense à votre bon cœur, vous ne me paraissez pas si laid…
- oh dame oui ! j’ai le cœur bon mais je suis un monstre
- il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous
- si j’avais de l’esprit, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier, mais je ne suis qu’une bête. […]
- La Belle, voulez-vous être ma femme ?
- Non, la Bête ! […]
- Je meurs content de vous revoir encore une fois.
- Non, ma chère Bête, vous ne mourrez pas ; vous vivrez pour devenir mon époux ! »
La Bête avait disparu et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour qui la remerciait d’avoir fini son enchantement (Mme LEPRINCE DE BEAUMONT, 1698).
Le compositeur oppose dans cette pièce deux styles thématiques, harmoniques et instrumentaux. Le thème de la Belle pièce apparaît sous la forme d’une valse modérée, diatonique, ternaire (6/8), aux rythmes simples jouée par la clarinette accompagnée par un tapis de cordes et de harpes. Après cette longue introduction, vient le chant lugubre de la Bête : le contrebasson, accompagné des contrebasses, propose un chant grave, chromatique descendant jusqu’à une octave diminuée. Un interlude plein d’effroi s’ensuit, au cours duquel les avances de la Bête se font de plus en plus pressantes. La tension disparaît d’un seul coup après un gigantesque fortissimo qui marque la rupture du sortilège et la transformation de la Bête en Prince Charmant, « plus beau que l’Amour » (interprété par la harpe et le violon solo). Le triolet chromatique caractéristique de la Bête, est repris à l’aigu par différents instruments (clarinette, violoncelles, alti) ; le chant de la Belle devient presque extatique (trilles suraiguës de la petite flûte, doublés par des harmoniques de la harpe). Les Entretiens se terminent sur un enchaînement particulier : sur un accord classique de 7e de dominante, qui semble amener « tranquillement » l’œuvre à son terme, un la # vient troubler l’accord de fa majeur, comme un pied de nez du compositeur.

V. LE JARDIN FEERIQUE


Le Jardin féerique, malgré son dépouillement extrême, fourmille de subtilités harmoniques. Il est considéré comme l’un des sommets de l’orchestration de RAVEL.
Véritable hymne à la nature et à l’enfance, l’œuvre présente tous les personnages imaginaires chers au compositeur, les faisant tour à tour rêver, dialoguer et exulter. On raconte que RAVEL aurait composé cette œuvre à partir d’un poème qu’il avait lui-même écrit en 1905 :

« Mais les beaux anges incassables
Suspendus par des fils d’archal [laiton]
Du haut de l’arbuste hiémal [de l’hiver]
Assurant la paux des étables »

La pièce commence comme une sarabande (troisième danse de l’œuvre), lente et grave dont la densité sonore s’accroît et s’allège en même temps que les accords arpégés, tous dans l’aigu. S’ensuit un solo de violon sobrement accompagné de la harpe, d’une flûte et d’un célesta ; solo doublé ensuite par l’alto. L’explosion finale (trilles des cordes, glissandi de la harpe et du célesta) « est une apothéose, la fin d’une histoire ou l’explosion de la sensualité. Les gerbes sonores, les éclats d’or et d’argent de cette musique éblouissante aveuglent les yeux et subjuguent les oreilles […]. Oui, le Jardin du Paradis, assurément », dira un critique à l’écoute de cette œuvre.

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